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Baptiste Morizot :
"Le vivant n’est pas une petite chose fragile mais un allié"

Pour le philosophe Baptiste Morizot, il n’y a qu’un seul moyen de préserver l’habitabilité sur Terre et les modes de subsistance de la vie humaine : fonder des alliances avec les non-humains. Baptiste Morizot est philosophe. Dans la foulée de Philippe Descola et Bruno Latour, il plaide pour établir de nouvelles relations entre les humains et le reste des vivants. Il est aussi engagé auprès des Soulèvements de la Terre. Après plusieurs ouvrages marquants, il publie L’Inexploré aux éditions Wildproject.

Ce grand entretien a été réalisé pour le podcast de Reporterre. 

 

Reporterre — Que veut dire passer une alliance, par exemple avec les castors ?

Baptiste Morizot — Dans l’aire culturelle amérindienne, l’idée d’alliance avec des vivants non-humains est omniprésente. Chez nous, dans la tradition moderne, depuis quelques siècles, elle a été ridiculisée, on considère qu’on ne peut avoir d’alliance qu’avec des créatures dotées de rationalité, qui peuvent passer contrat. Pourtant, il y a une capacité des vivants à agir sur le monde de manière à favoriser son habitabilité. Les végétaux, les pollinisateurs, la faune des sols, les vers de terre rendent la terre habitable.

Donc il devient urgent de penser qu’on n’est plus dans une situation où l’on peut bénéficier de ce qu’ils font en le prenant comme un donné, en l’exploitant et en le détruisant, pour explorer désormais un autre style de relation dans lequel on peut passer des alliances avec eux, en reconnaissant l’importance de leur action et en la valorisant. Par exemple, on peut passer une alliance avec le castor en favorisant sa présence et ses effets guérisseurs sur le milieu, et en s’inspirant de sa capacité à réhydrater les continents.

Mais à la différence d’un service écosystémique, une alliance ne se fera pas entre les humains en général (c’est-à-dire en fait l’économie mainstream) et le peuple castor, mais entre lui et les usages de la terre qui sont soutenables. Par exemple, des paysanneries en polyculture, élevages qui ont un rapport mature à l’eau, à l’irrigation, à la terre, peuvent passer ces alliances avec des animaux non-humains contre l’agriculture industrielle dont les formes, devenues délirantes, sont dramatiques aussi bien pour les milieux vivants que pour les humains.

Dans l’idée d’alliance, il y a l’idée d’une réciprocité et d’une adversité : un pour et un contre. C’est-à-dire qu’on ne va pas simplement bénéficier de l’action d’un vivant, les pollinisateurs ou le castor, mais on va transformer nos usages de la terre de manière à ce qu’ils soient compatibles avec les exigences et les dynamiques du vivant.

 

Mais comment établit-on des relations avec des êtres qui ne sont pas dotés d’une conscience comme les humains ?

On ne signera pas de convention avec un castor concernant la taille des barrages, rien de farfelu, ni de mystique. Mais en géopolitique, il existe un nom pour des alliances sans intentions, ce sont des « alliances objectives ». Lorsque deux collectifs agissent dans la même direction, sont interdépendants ou se renforcent, et ont les mêmes adversaires, même sans passer d’accord volontaire.

Il est urgent de reconnaître l’importance du vivant, selon le philosophe, qui reprend dans son livre l’exemple du castor. Unsplash / Tim Umphreys

 

Qui par exemple ?

Dans la théorie politique de gauche, ça peut être les étudiants et le mouvement ouvrier dans certains contextes. Et l’enjeu, c’est que même si ces alliances ne sont pas conscientisées comme telles, elles existent et il faut les amplifier et leur faire justice. Par exemple, certaines paysanneries qui ont renoncé aux intrants phytosanitaires sont dans des formes d’alliance avec les insectes puisqu’elles bénéficient de l’activité des pollinisateurs. Et simultanément, ces pratiques humaines favorisent la prospérité et l’expansion des populations de pollinisateurs.

Cela permet d’imaginer une société dans laquelle nous, les humains, renonçons au monopole absolu d’aménager la Terre. En fait, nos sociétés sont déjà faites d’alliances abîmées avec des forces de la nature vulnérables, mais insubstituables.

 

On ne peut pas prouver que les fourmis ou les vers de terre ont une conscience, donc on en déduit qu’ils n’en ont pas. Comment résolvez-vous ce problème ?

La conscience est un problème secondaire en écologie politique. Elle a surtout servi pour la pensée moderne à dévaluer les autres qu’humains en matière, parce qu’ils n’ont pas le même esprit que nous. Mais les vivants, même s’ils n’ont pas une conscience comme la nôtre ou une intelligence rationnelle identique à la nôtre, passent leur temps à agir sur le monde de manière à le rendre habitable. Depuis quatre milliards d’années, la vie aménage le monde pour la vie. Avec une inventivité dont nous sommes incapables, et dont nous jouissons des dons tous les jours. Donc toute condescendance est absurde.

« La vie sur Terre est une alliée de première force »

 

Plutôt que de parler de conscience, vous écrivez que les non-humains « se comportent ». Que voulez-vous dire exactement ?

Il faut trouver des concepts qui embrassent beaucoup plus largement que celui de conscience les puissances des autres formes de vie. Celui de « se comporter » permet de sortir de l’opposition entre sujet et objet, de reconnaître la diversité des inventivités dans le vivant et l’importance de leur rôle pour rendre la Terre habitable.

 

Comment alors retisser ce lien avec cette extraordinaire vie sur Terre, mais qui est dans un état de crise grave ?

La crise écologique contemporaine est d’abord une crise de l’économie extractiviste, de la dérive de la mondialisation capitaliste, on sait tout ça. C’est aussi une crise des diversités du monde vivant. Et enfin c’est une crise de nos relations au vivant lui-même.

On hérite d’une conception de la vie sur Terre comme passive, sur le modèle d’une sorte de cathédrale qui serait soumise à l’entropie et qu’il faudrait réparer tout le temps, comme une liste d’espèces inertes et vulnérables qu’il faudrait à tout prix protéger. C’est une conception erronée. La vie sur Terre s’organise, se recrée, se reconstitue, se régénère et conséquemment, c’est une alliée de première force quand il s’agit de protéger l’habitabilité de ce monde. Parce que dès qu’on lutte contre les forces de destruction, la vie a une capacité spontanée à reprendre, à rayonner, à irradier.

Et ça permet d’imaginer un chemin d’action : non pas croire prendre soin d’une petite chose fragile, mais raviver les potentiels, les dynamiques, les capacités de la vie à se guérir elle-même dès qu’on arrête de la maltraiter.

Que faire face à la violence de ceux d’en face ?

C’est fascinant de voir le caractère multiforme des violences et des répressions mobilisées contre le mouvement social et le mouvement écologiste. Je suis intrigué par la parole du ministre de l’Intérieur, taxant de terrorisme intellectuel toutes les pensées soutenant les mouvements écologiques et sociaux. Chez les conservateurs, le terroriste est l’archétype de la radicalité et de la démesure. Or les mouvements écologiques et sociaux ne se vivent pas comme étant dans la démesure, mais comme étant l’archétype du bon sens. C’est le camp d’en face qui n’a plus aucun bon sens et qui est devenu parfaitement déraisonnable.

Baptiste Morizot le 31 octobre 2022, lors de l’action « 82 heures pour sauver l’ONF ». © Mathieu Génon/Reporterre

 

Quelle politique d’alliance avec les non-humains imaginez-vous ?

Dans toute l’aire culturelle amérindienne, l’idée d’alliance avec des lieux, des peuples de non-humains, des espèces est omniprésente et fait partie de la gamme des relations politiques. On peut prendre ce type de pensée au sérieux et les interpréter littéralement. Il faut imaginer un autre espace de relation avec les vivants et le revaloriser, lui redonner de l’importance. Je le nomme dans mon livre : alterpolitique. Politique parce que, dans la tradition moderne, l’espace des relations politiques est l’espace des relations le plus valorisé. Mais alterpolitique, parce que bien évidemment, c’est une autre politique que celle que nous entretenons entre humains.

 

Pourriez-vous expliquer comment les vivants font aussi alliance entre eux, indépendamment des humains ?

Les relations de mutualisme — qui sont mutuellement bénéficiaires — sont omniprésentes dans le vivant : entre la guêpe et l’orchidée, un pollinisateur et son pollinisé, etc. En fait, la prédation n’est pas l’interaction dominante dans le vivant. À côté d’elle, il y a des symbioses, des mutualismes, des facilitations, toute une série de relations de coévolution qui forment une bien meilleure image de ce qu’est le vivant.

Le vivant forme des relations complexes, ambivalentes, qui peuvent impliquer parfois des oppositions, parfois des antagonismes, parfois des mutualismes. Cela permet d’imaginer autrement la gamme riche des relations que nous pouvons entretenir avec le reste du vivant.

 

Vous ne voulez pas vous couper totalement de la tradition européenne de l’humanisme. Vous prônez un « humanisme relationnel ». De quoi s’agit-il ?

Malgré nos errances et nos toxicités, il y a des choses magnifiques dans notre héritage moderne, dans les rapports au savoir, dans les formes politiques et de droit qu’on a façonnées. Le problème est de faire la part des choses : d’hériter intelligemment. Lorsqu’on pense l’humanité non pas comme une entité séparée et supérieure, mais de manière relationnelle, comme un nœud de relations avec le reste du monde vivant, reprendre le flambeau d’une défense des humains favorise le maintien des relations constitutives entre les humains et le reste du monde vivant.

La récusation totale de l’humanisme au nom de son anthropocentrisme est à mon sens un snobisme de l’écologisme. Il est plus juste de penser autrement l’humanité que de jeter le bébé humaniste avec l’eau du bain. Quand on regarde l’intensité des violences que subissent les humains partout autour du monde aujourd’hui, je crois qu’il serait raisonnable de conserver certains des héritages qui nous enjoignent de ne pas céder aux pires penchants de l’humanité.

« Nous sommes à un moment pivot dans notre rapport au monde vivant »

 

Dans votre livre L’Inexploré, vous parlez du sentiment d’incertitude prodigieux dans lequel vous vous trouvez. Quelle est cette incertitude ?

Ce livre est une tentative d’explorer une situation profondément complexe et que je vis comme angoissante et incertaine. Nous sommes à un moment pivot dans notre rapport au monde vivant et au monde humain, qui est analogue à ce qu’ont pu être la Renaissance ou les Lumières. Les cadres de pensée dont nous avons hérité se sont effrités et nous sommes à l’orée d’inventer de nouveaux rapports avec le monde vivant, une nouvelle compréhension de ce qu’on appelait la nature, une nouvelle pensée de l’action technique qui permettrait de vivre de manière soutenable sur Terre.

Nous ne disposons pas encore des concepts dont on a besoin à cet égard. Et dans le même temps, les forces de destruction sont plus puissantes que jamais, et elles ne lâcheront rien de leur monopole. Le sentiment d’urgence ne favorise pas la pensée, mais les certitudes.

Comment tenir ensemble la nécessité d’agir dès maintenant, de transformer nos pratiques, de lutter pour que les héritages destructeurs de la modernité perdent leur hégémonie, tout en acceptant honnêtement que nous ne savons pas où nous sommes et que nous ne sommes pas certains d’où il faut aller ? C’est un appel à ne pas céder au dogmatisme : à s’engager avec force, mais sans avoir besoin de croire qu’on sait absolument où sont le bien et le mal. C’est la grande acrobatie intérieure dont nous avons besoin. Quel degré d’incertitude un esprit peut-il supporter sans renoncer à agir ? C’est peut-être une sagesse du futur.

 

Le concept d’effondrement vous parle-t-il ?

Non. La métaphore de l’effondrement est une métaphore architecturale qui envisage la société humaine comme un immeuble, que l’effondrement va transformer en ruines fumantes. Mais que veut dire survivre après que tout se soit effondré ? À mon sens, le diagnostic pertinent pour penser ce à quoi va ressembler le XXIᵉ siècle en Europe occidentale, c’est plutôt une sorte de délitement, de fragilisation généralisée des modes de subsistance et des institutions.

Si vous pensez en termes d’effondrement, il n’y a rien à défendre aujourd’hui. Or le XXIᵉ siècle exige de nous qu’au contraire, face au risque de gouvernement d’extrême droite, on milite pour protéger les institutions, notamment celles des contre-pouvoirs qui vont empêcher aux pouvoirs illibéraux ou autoritaires de détruire nos formes démocratiques. De même, les institutions de protection sociale, les retraites, la sécurité sociale, méritent absolument d’être protégées justement pour faire face de manière solidaire aux bouleversements à venir.

Dans la Drôme, où vit le philosophe, Baptiste Morizot assiste à l’émergence de formes agricoles « qui sont des alternatives très puissantes aux formes dominantes ».
 

En même temps, n’est-on pas dans un état de catastrophe écologique vu la rapidité à laquelle le vivant est bouleversé ?

Le concept de bouleversement est très pertinent pour se substituer au concept d’effondrement concernant le monde vivant. C’est un concept qui a une histoire en écologie scientifique. Un écosystème ne s’effondre pas au sens où un immeuble s’effondre, parce qu’un écosystème est une réalité autonome, active, qui s’organise et se réorganise.

Quand on le détruit, on le bouleverse, c’est-à-dire qu’on transforme radicalement les relations écologiques qui l’animent. Qu’est-ce que ça veut dire pour nous ? Que bouleverser un écosystème, par exemple l’écosystème impliquant les insectes des milieux agricoles, bouleverse des relations d’alliance qui nous permettaient de faire de l’agriculture. L’originalité d’un bouleversement, c’est que ce n’est pas une destruction totale, mais une réorientation des flux et des énergies. Sans en être effondré, on peut en être bouleversé.

Et si nous, humains, faisions alliance avec les non-humains dans ces écosystèmes bouleversés, peut-être la façon dont nos modes de vie vont être transformés nous permettra de continuer à subsister.

C’est un pan essentiel. Une possibilité de la philosophie est d’être une maïeutique, c’est-à-dire une pratique d’accouchement : accoucher de l’intelligence déjà présente dans toutes les pratiques humaines, par exemple dans la paysannerie, dans la foresterie, dans l’hydrologie…

Dans la Drôme, je vois exister cette intelligence des pratiques ; ces alliances qui sont activées permettent d’imaginer des formes agricoles qui sont des alternatives très puissantes aux formes dominantes. Et ça donne de l’espoir de maintenir les possibilités d’une vie humaine prospère, pas au sens de la croissance, mais au sens d’une vie qui mérite d’être vécue.

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