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Jacques Fusina

 

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Né en décembre 1940 en Corse. Après des études secondaires à Bastia puis supérieures à la Sorbonne, il a d'abord enseigné les lettres dans la région parisienne et à Paris. Revenu en Corse en 1981, il a été chargé de mission ministérielle pour la mise en place de l'enseignement du corse, conseiller technique des recteurs d'académie, chargé d'inspection pédagogique régionale. Docteur ès lettres (Montpellier) et docteur en sciences de l'éducation (Paris), il est actuellement Professeur émérite des Universités.
Militant culturel connu, il a été président du conseil de la culture de l'Assemblée de Corse (de 1989 à 1991).
Ecrivain (Prix du livre corse, prix de la région, 1987 : poèmes, nouvelles, essais, traductions) il est aussi le parolier à succès des chanteurs et groupes corses parmi les plus connus.

 

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Christian Jelen
Michel Wieviorka
L’identité et ses horizons

 

A l’occasion d’un récent colloque organisé par notre université j’ai pu m’exprimer sur un concept parfois utilisé chez nous à propos de notre langue, celui de modernité. Je tentais ainsi de définir une approche cohérente de la tradition qui ne fût pas simple résultat d’héritage, c’est-à-dire sans questionnement ni remise en cause, mais se situât plutôt entre aspiration légitime à l’universel et construction autonome du sujet, tout en ne cédant pas aux tentations du modernisme, si l’on veut bien considérer toutefois que celui-ci n’est jamais que l’excès ou la démesure de la modernité. Du coup, disais-je, et par extension, l’identité ne se bornerait plus à la seule tradition communautaire mais inclurait naturellement la volonté individuelle de construire une vie moderne, fondée sur une culture propre et une mémoire collective, sans renonciation aux principes élevés de la raison et de la démocratie.

La revendication identitaire, tout comme la revendication linguistique évoquée à l’instant, est souvent confondue en effet par ceux qui la portent avec une forme de fidélité sans trop de nuances à une tradition posée comme donnée transcendante. La culture qu’elle brandit dans ce cas comme support correspond pour l’ensemble communautaire concerné à un faisceau de marqueurs reconnus parmi lesquels peuvent figurer non seulement la langue, mais encore par exemple l’histoire, la religion, l’ethnicité…Or, si l’on entend par culture, tout au moins dans son acception anthropologique, un ensemble de pratiques sociales, de comportements créatifs, productifs, religieux ou autres, qui marquent un rapport individuel et collectif au temps et au monde, cette définition correspond à peu près à ce que le sociologue québécois Fernand DUMONT propose pour la culture envisagée comme  « milieu » par opposition à son autre versant, la culture envisagée comme « horizon ».

C’est un distinguo qui, pour sembler relever de la tautologie, permet cependant de réelles clarifications en évitant tout contresens d’interprétation. Car si le rapport au monde souligne bien entendu le principe positif ou affirmatif de la définition, la mise en avant de tous les traits fortement originalisants pose en revanche implicitement des conditions négatives qui tendent plutôt à circonscrire, à isoler et, valorisant ce qui diffère au détriment de ce qui pourrait rassembler et unir, exposent parfois les individus ou les communautés entières à des risques d’éventuelles dérives comportementales. Une vision culturelle par trop autocentrée négligerait en effet l’ouverture à l’horizon de l’autre, se crisperait sur des aspirations et des revendications exclusives et se révélerait incapable d’élargir son champ de conscience à d’autres réalités qu’aux siennes propres.

Voilà en quelque sorte le cadre théorique dans lequel je voudrais situer cette réflexion et l’appliquer non pas tant à la Corse comme fin (ce qui serait d’ailleurs en parfaite contradiction avec les principes exposés) mais plutôt, à partir de la connaissance de cette situation insulaire, comme cas intéressant d’une entité particulière susceptible d’être insérée le plus harmonieusement possible dans une problématique plus large, à l’échelle de l’Europe ou au-delà.

 

Pour nous autres Corses, en effet, que l’horizon soit européen et/ou méditerranéen, la manière dont nous nous appréhenderons nous-mêmes, dont nous poserons ou exposerons nos questions culturo-identitaires, sera probablement déterminante dans la qualité de leur réception et de leur prise en compte par nos partenaires insulaires ou continentaux. Dans le difficile et complexe mouvement de construction européenne, problème d’actualité s’il en est, et hors même de toute considération strictement politicienne, ce type de questions devra bien entendu trouver des réponses adaptées qui dépassent les simples recommandations de principe et prennent résolument en compte les données nouvelles. D’autant que les revendications régionalistes internes à certains Etats se compliquent aujourd’hui des problèmes posés par les formes d’immigration qui touchent à des degrés divers chacun d’eux. Dans une telle conjoncture, les modèles d’intégration tels qu’on a pu les connaître jusqu’ici ne semblant plus pouvoir être considérés comme des solutions satisfaisantes, il y a tout lieu de croire que l’on devra s’orienter vers des formes de coexistence dont les conditions concrètes restent pourtant à définir.

En Amérique, pour parler d’un exemple souvent cité, cette forme de coexistence est de type multiculturaliste et touche non seulement les diverses minorités ethniques mais également des groupes et catégories dont les marqueurs identitaires pour être fort variés n’en sont pas moins affichés avec virulence et efficacité sur la place publique : s’appliquant aux conditions socio-historiques du pays et à son contexte idéologique particulier, cette solution ne semble pourtant pas convenir pour l’Europe où l’on réfléchit plutôt aujourd’hui en termes d’interculturalité. Qu’est-ce à dire ? La conception qui semble prévaloir dans les discours autorisés met en avant un dialogue des cultures qui tendrait à l’enrichissement mutuel sans déboucher sur une fusion pure et simple, susceptible quant à elle, de noyer les identités originelles dans une sorte de transculturalisme de masse s’apparentant au spectre du « village planétaire », celui-là même qu’on refuse, si l’on peut dire, globalement.

 

Sur ces questions il faut bien reconnaître que le débat en cours n’est guère facilité par un climat émotionnel attisé en France par la dernière discussion sur le loi relative à l’immigration. Les titres d’ouvrages parus assez récemment parlent d’eux-mêmes : l’affirmation La France éclatée pour l’essai de Christian JELEN ou l’interrogation inquiète Une société fragmentée ?  pour l’ouvrage collectif publié sous la direction de Michel WIEVIORKA. Le premier cité, par exemple, met en garde contre toute association de communautés, « mosaïque de ghettos ethniques, religieux ou idéologiques » à la manière américaine, comme susceptible d’engendrer des attitudes racistes à partir du constat de l’impossibilité avérée de réussir dorénavant certaines intégrations. C’est une thèse qui trouve un écho certain dans sa rigueur même puisqu’elle fustige toute attitude de fausse ouverture qui conduirait, par laxisme et faiblesse, à l’effondrement du socle citoyen et laïque qui fit longtemps la force d’un pays comme la France.

La seconde étude, sans doute moins « grand public », propose des analyses diversifiées tout en partant du même constat actuel d’impuissance des grandes institutions ordinairement intégratrices comme l’école, les églises ou les formations syndicales. Aussi l’ouvrage conseille-t-il de se méfier de toute vision réductrice qui opposerait de façon quelque peu manichéiste un universalisme abstrait à un multiculturalisme qui ne serait que caricature. Sur ce point la contribution du sociologue Alain TOURAINE introduit pertinemment une idée qui n’est pas que nuance : le multiculturalisme, précise-t-il, n’est pas un communautarisme, car l’essentiel doit bien tenir à une relation de réelle communication entre les cultures et non une coexistence aléatoire entre des entités séparées. Tout semble donc inciter aux redéfinitions, y compris celles qui entament le plus vivement habitudes acquises et bonnes consciences séculaires : ainsi, une culture française qui ne regarderait que son passé et prétendrait s’identifier à la fois à l’universalisme et à la modernité ferait bien évidemment fausse route en sombrant dans des considérations nostalgiques ou incantatoires.

Dans un autre essai plus récent encore, le même Alain TOURAINE s’adresse directement à ceux qu’il considère comme les nouveaux acteurs de nos sociétés occidentales à venir par une question sans détours qui constitue le titre même de l’ouvrage : Pourrons-nous vivre ensemble ? Egaux et différents. Prise entre ces deux pôles antagoniques que sont la mondialisation de l’économie et les replis identitaires, la dilution du lien social devient pour l’auteur si inquiétante que la seule solution imaginable est désormais à ses yeux l’émergence de nouveaux liens sociaux dans une société, certes multiculturelle, mais stimulée en tant que de besoin par une démocratie revue et étendue qui préserverait efficacement égalité et différences. On voit bien que même les sacro-saints modèles républicains ne sont plus une garantie intangible puisqu’ils sont remis en question jusques et y compris par ceux qui furent parmi leurs principaux défenseurs : nous avons bien affaire à l’ébranlement profond de certitudes anciennes, et l’alternative ne se pose même plus  entre deux modèles donnés mais plutôt dans la recherche d’une combinatoire osée à composer le plus hardiment et le plus judicieusement possible.

 

Rappelons que c’est la crainte avouée de l’uniformisation par laminage des diversités culturelles qui a provoqué depuis plusieurs années la revendication d’un droit à la différence. Ajoutons que la légitimité d’un tel combat n’a généralement pas été contestée, du moins dans les limites du milieu identitaire où elle prend naissance. Et d’autant mieux que l’ancienne logique jacobine des Etats-nations, aussi bien d’ailleurs que d’autres systèmes d’inspiration socialisante, ont largement montré dans ce domaine leur insuffisante capacité à comprendre et régler des aspirations nouvelles et dévoilé du coup d’étonnantes faiblesses. L’histoire récente, en Europe même, s’est chargée de dramatiser brutalement le tableau en découvrant et ravivant des situations de conflit d’un degré tel qu’elles en paraissent inimaginables d’anachronisme barbare. Le niveau du désastre humanitaire associé souvent à de confuses raisons identitaires a créé dès lors un tel traumatisme qu’il justifie circonspection et prudence dans l’utilisation des concepts différentialistes et même parfois un changement radical de la tonalité du discours identitaire auquel nous nous étions accoutumés dans certains milieux et sous nos latitudes.

Dans l’élan du reflux, certains sont même allés inévitablement trop loin, comme l’auteur d’un ouvrage paru récemment qui présente un réquisitoire sévère contre toutes les erreurs commises au nom de l’idée de culture et de tradition, et admoneste vivement ceux qui se seraient laissés berner par ce qu’il considère comme une illusion fût-elle identitaire.

Mais de tels retours de bâton étaient prévisibles dans la mesure où ils semblent répondre à d’autres excès dans un domaine où il n’est pas rare que s’insinuent confusion idéologique et laxisme d’expression. Alors même qu’une question par nature aussi complexe mériterait des analyses plus nuancées. Car il y a toujours risque, bien entendu, et le risque est plus grand encore aujourd’hui, à trop focaliser, donc à tendre insensiblement vers une simplification excessive y compris pour des raisons prétendument pédagogiques.

 

Je ne citerai rapidement que deux exemples symptomatiques des insuffisances ou des lacunes de l’analyse dans ce domaine. D’abord celui qui concerne simplement le positionnement de classe sur la question identitaire, mais il est de taille puisqu’il masque un aspect majeur de son appréhension : comment concevoir en effet un projet d’émancipation individuelle à l’intérieur d’une identité protégée en négligeant ce qui concerne en quelque sorte l’essentiel de la condition d’appartenance, c’est-à-dire les réalités sociales premières qui ont elles-mêmes fondé tout aussi fortement au sein de la communauté d’origine leurs propres inégalités foncières ? Un ouvrier immigré n’a-t-il pas doublement affaire à deux conditions, celle d’ouvrier et celle d’immigré ? Et peut-on considérer que son affirmation identitaire suffirait à le placer en situation comparable à celle d’un bourgeois, celui-ci fût-il également immigré ?

Second exemple, celui qui concerne le système ordinaire des références patrimoniales communautaires. On sait que les crispations identitaires se nourrissent souvent de lectures particulières, et même distordues, des histoires nationales : or, aucun des héritages légués par un groupe donné n’est susceptible d’être défendu intégralement et dans toutes ses composantes, en quelque sorte « les yeux fermés », par ses légataires. A moins de faire preuve d’une insigne cécité, l’individu concerné se déterminera plutôt en fonction de principes et de valeurs qu’il aura voulu librement choisir, parce que jugés significatifs dans sa propre démarche constitutive de sujet autonome. Ce qu’il entend être sans cesser pourtant de se considérer comme membre à part entière de sa communauté culturelle.

On peut ajouter cependant, et pour nuancer encore, qu’un tel positionnement individuel sera d’autant facilité qu’il aura trouvé son complément dans l’adhésion forte à un projet déterminé collectivement et démocratiquement. Ce sera pour l’individu une manière de faire fructifier le legs dont il aura ainsi bénéficié. Tant il est vrai que l’identité individuelle ne peut s’affirmer que dans une démarche constructive et optimiste visant un avenir meilleur.

Pour certains auteurs ces deux notions de projet et d’identité s’interpénètrent et se nourrissent tant l’une de l’autre qu’elles en paraissent consubstantielles : c’est, me semble-t-il, ce qu’essayait d’expliquer à un public corse assemblé pour une manifestation exceptionnelle dans une salle parisienne en janvier 1996 le philosophe originaire d’Ajaccio, Jean-Toussaint DESANTI, et qu’il a repris succinctement dans une publication amicaliste sous le titre Le désir d’identité : après avoir rappelé combien cette idée avait pris forme dès l’enfance et avait marqué  progressivement sa personnalité, il en vient à exprimer comment il la voit aussi prendre corps et réalité au présent :

« Et si ce présent, avec ses problèmes, ses brumes et ces incertitudes, s’ouvre sur un avenir espéré et qui appelle la décision, alors il me faut ajouter que cette identité qui nous fait souci n’est pas derrière nous comme un acquis dont nous n’aurions plus qu’à jouir. Elle est devant nous comme la marque et le signe de ce que nous avons à décider de devenir »

 

On pourrait aisément poursuivre sur ce type d’argumentation en dénonçant l’approximation idéologique de tout raisonnement sur l’identité qui ne prendrait pas en compte la volonté pour l’individu de se construire soi-même. L’histoire présente, en Europe comme ailleurs, nous démontre que les dérives sont toujours possibles, les manipulations idéologiques aussi, qui frappent des communautés entières victimes d’enfermement voire d’aveuglement identitaire. Dès lors qu’elles sont incapables de garantir les droits fondamentaux de chaque individu, dès lors qu’elles ne suscitent plus en leur sein aucun projet réellement partagé, que pèse en leur faveur l’argument fondé sur l’identité ? Précisément quand celle-ci ne se réfère qu’au milieu ainsi que nous l’indiquions dans notre approche définitoire. Au contraire, une volonté forte de construire ensemble un destin commun par l’ouverture aux autres et dans la clarté idéologique, n’est-elle pas susceptible à la fois de légitimer les valeurs de l’échange dynamique, ce que nous entendions par identité comme horizon précisément, et de susciter une vision plus optimiste de tout avenir communautaire ?

La question identitaire apparaît de plus en plus comme marquée par cette complexité pointée déjà et décrite sociologiquement par Edgar MORIN, tant il est vrai qu’une identité collective est bien une construction, qu’elle ressortit donc à un mouvement, à une dialectique et non à un quelconque donné irréductible et figé, fût-il imaginaire ou symbolique. Aussi serait-il illusoire de prétendre réduire et simplifier ce qui suppose tout au contraire interaction, métissage et même conflit. Selon la représentation que le groupe se fait de cette identité tous les cas de figure sont dès lors possibles : du plus pessimiste qui ne voit dans le mouvement que nostalgie voire perdition, au plus optimiste qui voudra y intégrer plutôt l’idée de mutation, de recomposition.

 

Dans une île, laboratoire par excellence, serais-je tenté de dire, nous pouvons observer plus distinctement ces phénomènes parce qu’ils y sont en quelque sorte comme précipités, accentués et exhaussés par l’exiguïté même du contenant. Dans celle-ci singulièrement où une communauté rurale traditionnelle, aujourd’hui encore comme hier déjà, doit non pas céder la place à une autre mais se transformer, se recomposer, se transmuer, en une société capable d’intégrer les éléments de la modernité, de la démocratie, de la citoyenneté, de l’intérêt collectif. C’est-à-dire inventer des formes nouvelles (et j’oserais presque ajouter : anciennes aussi à la fois), des pratiques sociales différentes (et semblables cependant), des modes de vie réels (et symboliques aussi), qui permettent de garantir l’épanouissement de l’individu pour qu’il n’ait pas à souffrir d’écartèlement culturel, linguistique, social, au sein d’une communauté qui, sans nier sa mémoire, sache humer et reconnaître, puis encourager et favoriser efficacement en elle-même les forces de la vie et de l’espoir.

 

Dans un article récent du Monde diplomatique l’ancien ministre Edgard PISANI s’interroge sur les rapports entre le culturel et le politique en pronostiquant comme proche de quelques décennies à peine la coexistence articulée de deux modes d’organisation, l’un de type politique et décisionnel, l’autre de type culturel qui viserait à la sauvegarde et à l’épanouissement des individus menacés par la mondialisation des échanges et par la bureaucratie. Si la mondialisation conduisait à la disparition de la capacité régulatrice, il faudrait selon lui lutter contre elle au nom de la diversité, surtout parce que celle-ci lui paraît être le ferment de toute recherche d’unité vraie, idéal profond, à l’abri, croit-il, de toute uniformité. On peut être déconcerté par cette présentation paradoxale, mais compte tenu du fait que le paradoxe y est plus apparent que réel, elle correspond dans les grandes lignes à ce que j’ai essayé de développer ici même à propos de l’identité culturelle : aussi suis-je tenté de reprendre à mon compte l’essentiel de sa formulation finale :

« L’unité est une donnée naturelle. Elle est aussi nécessaire réponse aux excès de la diversité ; elle serait moins désirée si n’existaient pas des différences potentiellement conflictuelles et dangereuses. Unité et diversité sont les deux pôles d’un jeu dialectique rigoureux. La mondialisation, pour être acceptable, doit se situer dans ce jeu dialectique, où elle a pour contrepoids la sauvegarde des diversités culturelles, la prise en compte des diversités naturelles. Seul manque le politique. Il faut peut-être le réinventer. »

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