MEDIA CORSICA
Bernardu Pazzoni
Vit à Ajaccio
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Docteur de l'Université de Corse, "Grand prix Jean Ambrosi" ; "Lenzulone" Accademia Corsa de Nice
Responsable ("foundator" Conservateur du Patrimoine) Phonothèque du musée de la Corse.(Corti) International Dance Council CID (Athènes-Paris) et Sacem.
Musicien-Chercheur.(violon, Cetara, urganettu) en Musiques et traditions orales. Gruppu L'ANFARTI et "Corse-Musicothérapie"
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Sur le jeu en doubles cordes des violoneux corses.
La Corse n’est pas le seul endroit où les violoneux jouent en double-cordes, mais c’est le pays où on remarque que cette façon de jouer y est très répandue, tant en Haute-Corse (u Cismonte : in u Boziu, Valle Rustie, Fium’orbu), qu’en Corse du Sud (u Pumonte : Cruzini , Alta Rocca, Pian’ d’Avretu).
Partant de ce fait, je me suis demandé pourquoi ! D’aucuns lorsque les groupes folkloriques voyageaient et participaient à des rencontres culturelles sur le Continent, nous parlèrent de ressemblances avec le jeu des violoneux Ardéchois ou Poitevins….. Qui eux aussi utilisent cette technique de doubles-cordes mais dont le style mélodique et les sonorités sont assez éloignés de nos musiques. D’autre part leurs coups d’archets sont différents tant dans l’attaque des cordes que dans les mouvements de la main droite. Pour ma part, et m’appuyant sur le style de jeu utilisé dans le serinatu in currente, j’opte pour des influences beaucoup plus méditerranéennes et du Sud. En effet notre approche anthropologique, outre l’histoire des peuples et des échanges commerciaux depuis l’Antiquité avec les îles comme Chypre, la Crête, la Sardegna etc., comporte aussi l’étude psychologique des musiciens, des danseurs et des populations concernées. Or ici en Corse, comme le disait le musicologue Christian Poché on est traversés par une ambivalence entre passions dévorantes exacerbées (« e passione scatinate ») et nonchalance (« u lascia-corre »). C’est pourquoi je propose comme piste d’investigation un besoin social de réguler des conflits, des pensées dramatiques, des oppositions sociales, afin d’atteindre des moments festifs et joyeux de partage. C’est là qu’interviennent alors les violoneux populaires dans l’espace villageois. Tout d’abord au niveau de leur positionnement social, ils sont à la fois admirés et jalousés, car sans eux, pas de fête ! Alors on les retrouvera sur la place du village, assis sur une chaise, mais toujours un peu en retrait par rapport aux autres, quelquefois assis sur une table pour se faire mieux entendre que ce soit en extérieur ou à l’intérieur des grandes salles (rares dans nos maisons de village) aux parquets de planches de châtaignier sonores. Ces musiciens, souvent autodidactes, reprenaient les mélodies et les rythmes qu’ils avaient eux-mêmes entendus d’un ancien violoneux, lors des fêtes de mariage, les bals, en y apportant leur touche personnelle et leur style propre individuel de violoneux. Par contre les techniques de jeu se transmettaient de génération en génération, et par mimétisme, donc celle de jouer en doubles cordes aussi a pu traverser les siècles… -aspects thérapeutiques du jeu en doubles-cordes : *aspect réconfortant : continuité de la deuxième corde qui réconforte l’auditeur ; *aspect stabilisateur, le fait de l’archet sur deux cordes en simultané. (Pour le musicien et donc pour ceux qui écoutent et qui dansent). * aspect cathartique des tensions sociales. Exemples d’expressivités musicales et de techniques de jeu à vertus thérapeutiques : Lorsque le violoneux (et spécialement ceux que j’ai entendus dans la région du Boziu) joue sur la corde de Mi et qu’il touche rythmiquement avec la mèche de l’archet la corde à vide de LA, celle-ci envoie des ondes sonores d’encouragement à ceux qui écoutent ou qui dansent. Cela correspond donc à une action concrète « thérapeutique « sur les gens du village (« i paisani ») souvent éreintés de journées de labeur durant toute la semaine et contents d’entendre une succession de rythmes différents et énergiques le samedi ou le dimanche, ou lors des fêtes de mariage, les carnavals etc. (cf. enquête auprès de la fille du violoneux Filippone Rocchi du village de Rusiu, lequel jouait et faisait danser d’autant plus après-guerre, pour guérir par des musiques joyeuses et faire sortir les familles de leurs deuils) . Puis le violoneux joue sur la corde de LA, passe en tonalité de Ré, en frôlant en passant sur la corde de RE qui à son tour va donner de la continuité , un sentiment de continuité (contraire de la rupture, de la fin d’un ressenti par exemple ou d’une situation), en quelque sorte rassurer les auditeurs sur la continuité de leur vie (malgré les difficultés et les aléas), ses hauts et ses bas, ses descentes d’énergie ou de force morale. A cela s’ajoute un retour de temps en temps de la mèche de l’archet sur la corde de SOL, toujours à vide, mais ô combien pleine d’un son grave stabilisant des émotions et constitutive de la base, la terre (sol) sur laquelle doit s’appuyer tout être vivant pour « se poser » dirait-on dans un langage actuel ! Cette stabilité est d’autant plus accrue qu’elle s’appuie sur un Unisson créé par le 3ème doigt sur la corde de RE (donc un SOL) faisant l’octave avec le SOL grave du violon !. Enfin, nous terminerons cet article en soulignant l’aspect cathartique des tensions sociales dans nos villes et villages où les antagonismes sont présents et destructeurs. Nous émettons l’hypothèse que le jeu en doubles-cordes constantes avait un effet notoire allant de l’apaisement des conflits dans une micro-société, lors des fêtes et veillées, et qu’il permettait une catharsis des tensions sociales. Cette piste de recherche sera approfondie ultérieurement, mais le fait d’émettre deux sons simultanés, ébauche de diaphonie, pouvait catalyser les sautes d’humeurs, les crises, les oppositions de caractère, en calmant l’atmosphère, en captant l’attention, et en créant un climat de confiance, de chaleur affective. Nous en parlerons une autre fois….