MEDIA CORSICA
Jeanne Leboulleux-Leonardi
Historienne et écrivain, j’ai co-créé le cabinet de coaching managérial J2-Reliance en 2005. Dans ce cadre, j’ai publié une quinzaine d’ouvrages relatifs à l’histoire d’entreprises ou de collectivités.
Diplômée de la Sorbonne (DEA d’histoire) et du Centre d’Etude des programmes économiques (ENSAE), j’ai auparavant exercé différentes fonctions dans les domaines du marketing, du contrôle de gestion et de la stratégie, qui m’ont conduite de Paris à Nantes en passant par Lyon et Toulouse.
Corse d’origine et de coeur, mariée à un Breton, je vis aujourd’hui en Bretagne, une terre de granit, aux personnalités bien trempées, et à l’histoire riche et longue. J’ai également un pied en Grande-Bretagne où nous développons aujourd’hui l’activité de notre cabinet.
Site et blog :
http://j2reliance.co.uk/fr/214-2/
autre article :
http://www.mediacorsica.info/rentree
L’histoire pour remettre en perspective le présent
Il y a quelques années, j’écrivais pour le blog de J2-Reliance (http://j2-reliance.com/), mon entreprise, un article dont l’actualité me paraît plus évidente que jamais. L’histoire nous offre de nombreux exemples de ce que les spécialistes de la théorie de l’évolution appellent les “pics d’adaptation”. Cet article en présente un cas peu connu mais exemplaire : une matière qui peut nous aider à réfléchir à la mutation sociétale que nous vivons aujourd’hui. Je vous le livre ici : bonne lecture !
Connaissez-vous les juloded ? Le mot breton “julod” — “juloded” au pluriel — se traduit en français par “nanti”. C’est ainsi qu’en Bretagne, et plus précisément en Léon, il y a fort longtemps de cela, on avait baptisé l’élite économique du pays. Faisons un retour sur image, quasiment jusqu’à ce Moyen Age que l’on relègue en général au fond… des oubliettes ! Certains s’imaginent peut-être qu’à cette époque, l’économie léonarde se résumait à de braves paysans cultivant la terre pour en consommer directement les fruits, et que les échanges marchands étaient inexistants ou peu s’en faut. Ce n’est pas tout à fait exact !
La seconde moitié du XVe siècle, voit en effet exploser une activité qui va fortement enrichir le pays, au point de laisser sa marque au cœur du paysage breton : dès le XVIe siècle, la multiplication des enclos paroissiaux avec leurs églises magnifiques et leurs calvaires monumentaux en sera une conséquence directe, les richesses accumulées profitant également à la communauté paroissiale, pour la plus grande gloire — terrestre au moins ! — de généreux donateurs.
Des débouchés internationaux
Ces généreux donateurs, ce sont les juloded, autrement dit les “marchands de toile”. Ils se sont investis dans une activité lucrative qui génère emplois et revenus sur l’ensemble du Léon : la confection des toiles de lin. Celles-ci vont en effet acquérir une réputation qui les fera s’exporter en Espagne, en Grande-Bretagne, dans les Flandres … et l’on finira même par les trouver au Pérou.
Une économie prospère
De la culture de la matière première à sa transformation, tissage inclus, les activités sont nombreuses. Dans les paroisses situées dans ce qu’on appelle « la ceinture dorée du Léon », une zone très fertile et proche de la Manche, on cultive le lin, on le rouit, on le file... Partout, on le tisse en des toiles de qualités diverses, aux applications différentes. Point d’usines, à l’époque : chacun travaille chez soi, souvent à façon, et trouve dans cette activité orchestrée par les juloded, un revenu apprécié.
Les juloded, à l’origine de simples paysans, vont ainsi s’enrichir progressivement, au point de finir globalement par abandonner tout travail de leurs mains. Une véritable caste se constitue, fière de sa réussite, âpre au gain et économe.
Chronique d’une mort annoncée
Pourtant, le monde bouge. En 1532, la Bretagne est devenue française. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, la politique de Colbert commence à mettre à mal la prospère industrie des toiles bretonnes qui connaît alors son apogée. Ajoutez à cela les guerres du règne de Louis XIV, puis la révolution française, enfin les guerres napoléoniennes : une succession d’évènements qui ruinent peu à peu ses débouchés internationaux. De fait, l’économie du lin régresse. Au point qu’au XIXe siècle, les préférences des consommateurs, qui optent maintenant pour le coton, finissent par en avoir raison.
Que deviennent les “nantis” ?
Pour autant, les juloded ne veulent pas changer quoi que ce soit à leur activité économique ni à leur mode de vie. S’adapter à ces transformations du monde qu’ils n’imaginaient pas ? Ils sont plus instruits que la plupart de leurs contemporains, ils en auraient donc la capacité. Comme impuissants devant cette décadence annoncée, ils repoussent l’échéance, et refusent de suivre l'air du temps.
C'est un choix parfois courageux, quand au nom de leurs valeurs, sous la révolution française, ils refusent d’acheter les biens du clergé — quoiqu’ils en aient les moyens — laissant s’implanter une nouvelle élite, étrangère au pays, qui n’a pas ces scrupules. Mais plus globalement, leur immobilisme les conduira à perdre peu à peu leur position dominante à la tête du monde économique local.
Tout se passe comme si la défense des valeurs qui sont les leurs, leur interdisait tout changement, comme s'ils confondaient “permanence des valeurs” et “permanence des modes d'action” !
Bientôt, beaucoup mangent leur patrimoine — vendant peu à peu leurs terres. Plus d’un sera montré du doigt alors, désœuvré, fainéantant sur les chemins dans son cabriolet, au lieu de travailler comme tout honnête homme… Si plusieurs optent pour des professions de notables — notaires, médecins voire commerçants —, globalement, ils finissent par déserter le terrain de la production économique.
Qui sont les nantis d’aujourd’hui ?
Crispés sur leurs acquis, refusant de voir que le monde changeait, que reste-t-il aujourd’hui de leur puissance économique et politique d’antan ?
Aujourd’hui, le monde bouge, le monde change… et de plus en plus vite : on ne compte plus en siècles, mais en décennies, voire en années. Et l’on peut se demander qui sont les nouveaux “nantis” qui, refusant de modifier leur mode de vie, seront incapables de s’adapter à la nouvelle donne.