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Sobriété énergétique : mieux consommer, moins consommer,
changer de modèle énergétique ?

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Marie-Christine Zélem

Professeur de sociologie, Université de Toulouse Jean Jaurès, CERTOP-CNRS
 

Dans les discours politiques, les expressions comme maîtrise de la demande d’énergie (MDE) ou économie d’énergie, sont de plus en plus remplacées par la notion de « sobriété ». Cette notion interroge tout à la fois le modèle économique, le mode d’organisation collective, les modes de vie et les fameux comportements.

On peut ainsi décrire plusieurs types de sobriété : la sobriété d’usage (réduire l’usage de certains équipements, diminuer la durée ou la fréquence des activités les plus énergivores), la sobriété de substitution (remplacer un vieil appareil énergivore par un plus performant, ventiler une pièce plutôt que la climatiser, prendre un vélo, le bus ou le métro en lieu et place de la voiture), la sobriété dimensionnelle (ajuster l’envergure de son frigo à la taille du ménage, réduire et réglé l’espace chauffé en fonction de l’occupation) et la sobriété collaborative (mutualisation d’équipements, autopartage, « vélib », etc.). Toutes permettent de faire des économies d’énergie(1) sans réduire le confort de nos « vies modernes ».

Aux côtés de la sobriété qui s’adresse aux comportements individuels, comme aux collectifs sociaux, il importe alors de considérer une autre catégorie de sobriété qui fonctionne à l’échelle des institutions et des grandes décisions. Elle est d’ordre structurel. Elle qualifie l’effet attendu des réglementations comme celle relative à l’interdiction des terrasses chauffées qui entre en vigueur dans le cadre de la loi Climat et Résilience (avril 2022), ou comme celle de l’obligation de rénover les passoires thermiques(2) fixée par la Loi Énergie Climat. Elle concerne les manières de concevoir l’aménagement du territoire et le rapport au travail de façon à agir sur les temps de trajet… Elle concerne aussi le principe de sobriété embarqué dans toute réflexion relative au choix des infrastructures de production de l’énergie et aux activités économiques au sens large(3).

Cependant, force est de constater que le terme de sobriété renvoie à l’imaginaire de la contrainte, de la frustration, voire à celui de la privation et de la perte d’un certain niveau de confort. Ces registres du renoncement n’ont rien de bien « invitants » et suscitent protestations et autres modes de résistance. Paradoxalement, c’est parce que leurs modes de vie sont totalement dépendants de l’énergie (mobilité, confort thermique, travail, loisirs…) que les ménages sont ciblés pour contribuer à la diminution de la demande énergétique. Dans la réalité, ils sont totalement dépossédés de leur capacité à contrôler leurs consommations : l’électricité circule de façon quasi invisible (Qui sait lire et se servir des informations données par les compteurs communicants ? Qui prend la peine de regarder le détail de sa facture d’énergie ?), le coût de l’énergie est totalement opaque, les automatismes (comme les cellules) font à leur place, le télétravail et les réseaux sociaux obligent à une connexion énergivore quasi permanente, etc.

Quant aux entreprises, commerces et collectivités, on constate bien souvent soit des effets de routine dans leur rapport à l’énergie (chauffer ou éclairer en dehors des heures d’accueil du public ou d’occupation par les salariés), soit un manque de compétences pour gérer ce poste qui est pourtant une source de dépenses non négligeables (ce que la crise énergétique de 2022 a brutalement invité à réaliser).

Par ailleurs, la sobriété ne peut pas se réduire à une simple modération des usages de l’énergie au quotidien. Ce qui équivaudrait à croire et à faire croire que nos sociétés peuvent « encaisser » les crises énergétiques par le simple levier des écogestes, petits actes de « résistance ordinaire »(4). En effet, ces changements de pratiques s’opèrent dans un contexte de développement technologique qui, s’il met sur le marché des appareils plus économes, autorise aussi à s’en équiper davantage ce qui présente le risque de voir les consommations augmentées, du fait de l’effet rebond. Rappelons que l’effet rebond se caractérise par le fait que les gains produits par l’effort d’efficacité énergétique d’un côté se trouvent annulés par l’achat d’un nouveau bien de consommation de l’autre. À titre d’exemple, les gains en performance des lampes basse consommation ont été assortis d’une surutilisation de ces lampes du seul fait qu’elles consommaient moins. L’installation d’un chauffage central dans une maison individuelle jusque-là chauffée pièce par pièce peut conduire à une augmentation des factures d’énergie : on tend à chauffer toutes les pièces dont la température est supposée régulée par un programmateur.

On observe une sorte d’illettrisme énergétique qui traverse les catégories sociales...

La notion de sobriété est particulièrement inéquitable socialement : si elle s’adresse à l’ensemble du corps social, elle touche les catégories sociales de façon totalement inégalitaire. Les ménages les plus pauvres et ceux qui sont en situation de précarité énergétique vivent déjà dans des formes de sobriété parfois extrêmes. Brandir la nécessité de réduire davantage encore leurs dépenses d’énergie relève de l’indécence car, dans la majorité des cas, il leur est impossible de compresser davantage ces postes de consommation : ils vivent dans des passoires thermiques impossibles à chauffer, sont obligés de recourir à des automobiles souvent énergivores pour se rendre à leur travail ; s’ils mutualisent certains équipements, ce n’est pas par choix, etc.(5) La contrainte énergétique n’est de fait pas la même pour les classes moyennes qui sont éligibles à la plupart des aides (primes, subventions, crédits d’impôt…) qui fonctionnent comme des coups de pouce pour les accompagner dans une logique d’isolation thermique de leur logement ou dans une démarche d’achat d’une voiture ou d’un vélo électriques. Quant aux catégories sociales les plus aisées, elles sont davantage en mesure d’absorber les augmentations du coût de l’énergie sans avoir à modifier quoi que ce soit dans leurs manières de vivre et de consommer. Elles peuvent sans trop de difficulté accéder aux technologies les plus optimales pour gérer leurs consommations d’énergie. À leur propos, la notion d’économie d’énergie peut faire référence à une éthique ou à une posture vis-à-vis de l’environnement, ou simplement à une logique de distinction sociale.

Enfin, pour aller plus loin dans la complexité du changement de comportement énergétique, il importe de revenir à des réalités sociologiques classiques. On observe en effet une sorte d’illettrisme énergétique qui traverse les catégories sociales (peu de compétences au regard des programmations, pas de connaissance de la valeur et du coût d’un kWh, peu de lien entre l’utilisation d’un équipement, sa consommation d’énergie et son coût financier : qui pense à la production d’eau chaude sanitaire (montée en température de l’eau) pour se laver ? Par ailleurs, les ménages ne sont pas toujours disposés à coopérer avec le projet d’’économiser l’énergie. C’est ici qu’interviennent les variables les plus classiques (l’âge, le sexe, le niveau de revenu, etc.), mais aussi les dispositions sociales qui résultent d’effets de socialisation (éducation aux écogestes, lutte contre les gaspillages par exemple) combinés au capital économique (le niveau de revenu), au capital social (l’inscription dans des réseaux sociaux plus ou moins élargis), au capital culturel (le niveau de formation et/ou d’étude), mais aussi au capital technique (ce que l’on comprend du fonctionnement des appareils). À ces différents éléments on peut ajouter le poids des valeurs (sympathie ou pas avec le projet de transition énergétique), mais aussi le rapport à la science et à la technique (croyances, confiance ou méfiance) et puis le confort social tout simplement (bonne situation ou pas, bon niveau de vie ou pas) qui peuvent constituer à la fois une contrainte, mais aussi une opportunité pour réduire son confort thermique et/ou son confort de vie. Enfin, la sobriété énergétique peut constituer un vrai engagement politique et se transformer en un véritable acte militant dans une logique de remise en cause de certains aspects de la modernité (comme le « progrès » matériel incessant).

Dans tous les cas, les ménages ne peuvent pas être condamnés à supporter seuls la contrainte de « consommer modérément ou raisonnablement l’énergie ». La question reste donc posée de réfléchir à de nouvelles normes de consommation pour faire émerger de nouvelles pratiques de sobriété énergétique. Cela suppose que la sobriété soit promue comme une valeur à toutes les échelles du social : il s’agirait alors de mieux consommer l’énergie à la fois directement dans ses pratiques quotidiennes, et moins la consommer à l’aide de technologies plus performantes.

Rappelons enfin qu’inviter à économiser l’énergie ne signifie pas créer de l’inconfort généralisé. Cela revient à faire appel au simple bon sens : le kilowattheure le plus économe et le plus décarboné est celui qu’on ne consomme pas. Qui peut avoir intérêt à chauffer des espaces inhabités, à laisser des appareils en veille ? Pourquoi chauffer un appartement à 23°C alors qu’il suffit d’un pull et de chaussettes pour vivre confortablement à 19-20°C ? Pourquoi chauffer des chambres qui, en moyenne, ne seront pas occupées plus de 10 heures sur 24 ?

Parce que les ménages sont captifs de la qualité de l’offre qui s’adresse à eux, dans une approche plus globale, l’enjeu de la sobriété devrait viser d’abord le fonctionnement général de la société de consommation : l’organisation du marché en amont, la constitution de l’offre et les signaux adressés aux consommateurs (aller plus loin, aller plus vite, être toujours à la mode, renouveler régulièrement ses équipements (vs) réfléchir à ses besoins, moins consommer, ne pas gaspiller). Cela suppose de revisiter le modèle économique dans son ensemble. Voilà le premier levier de sobriété.

 

Cette tribune est tirée d’une étude plus exhaustive rédigée par Marie Christine Zélem pour Connaissance des Énergies. Vous pouvez accéder à l’étude complète en cliquant ici. parue le 01 avril 2022

Sources / Notes

  1. https://NégaWatt.org.

  2. Selon la loi Energie Climat, les logements classés « F » et « G » sur l'étiquette énergie (DPE), c’est-à-dire ceux dont la consommation en énergie primaire est supérieure à 330 kWh par mètre carré par an, doivent avoir fait l'objet d'une rénovation énergétique d’ici 2025.

  3. Toulouse, E, 2020, « La sobriété énergétique, une notion disruptive de plus en plus étudiée », Revue de l’énergie, n° 649, pp. 21-32.

  4. Dobré, M, 2003, L’écologie au quotidien, Eléments pour une théorie sociologique de la résistance ordinaire. Paris, L’Harmattan.

  5. ONPE, 2022.

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