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« Au sein d'un peuple qui mène une vie libre, sûre et épanouie, sur son propre sol, il n'est pas nécessaire à l'individu de s'interroger

sur le sens de son appartenance à ce peuple. Car, qu'il en soit conscient ou non, il y appartient d'une manière évidente, allant de soi,

irrévocable, du fait de sa participation à ses activités et à ses pensées, son langage et ses coutumes ». J’apprécie tout particulière--

ment ce diagnostic établit à près d’un siècle de distance par le philosophe allemand Martin Buber[1]. Force est de constater que les

livres consacrés à la Corse et au peuple corse font flores. Tous ces ouvrages interrogent peu ou prou l’identité corse. Celle-ci n’irait

elle donc pas d’elle-même et, si non, pourquoi ? En 2001, lors de mon audition au Conseil Economique et Social de la Corse, j’ai

insisté sur un distinguo : La Corse est-elle une région française ou le foyer national d’un peuple, le peuple corse, dont une caracté-

ristique est d’avoir de par le monde une vaste diaspora ? J’ai - les personnes présentes s’en souviennent encore - précisé que mon

propos porterait sur l’avenir du foyer national du peuple corse ; le reste me laissant plutôt indifférent. Symptomatiquement, c’est à une

réflexion équivalente que nous convie Fabrice Bonardi grâce à son dernier livre, Peut-on (encore) sauver la Corse (et les Corses),

qui vient de paraitre aux éditions L’Harmattan. L’auteur nous prévient : « Si vous présumez qu’il n’y a pas de peuple corse, ou bien si

vous estimez qu’il existe et qu’il va très bien, ce livre ne pourra pas grand-chose pour vous ». Certes, le médecin que je demeure sait

qu’il est impossible de soigner un malade se complaisant dans le déni de son état réel. Pour autant, le propos de Fabrice Bonardi,

parce que partant du constat des bouleversements induits par l’actuelle pandémie de Covid-19, illustre au niveau local de la Corse

une problématique de dimension globale. C’est un des grands mérites de Fabrice Bonardi de savoir ainsi replacer la Corse dans son

contexte international. Déjà en 1989, dans Corse, la croisée des chemins, l’auteur évoquait un basculement entre une hégémonie

déclinante et une hégémonie montante. Depuis le mouvement s’est amplifié et l’axe stratégique du monde s’est déplacé vers le

Pacifique reléguant la France au rang d’ex-grande puissance de plus en plus bousculée par les soubresauts d’une histoire qui s’écrit

sans elle. La Corse a-t-elle vocation à couler avec le paquebot France ? Cette question, Fabrice Bonardi nous la pose. A chacun d’y

répondre en conscience.

 

Fabrice Bonardi. Peut-on (encore) sauver la Corse (et les Corses). Editions L’Harmattan, juin 2020 ; 123 pages ; 14,50 euros.

 

Interview de Fabrice Bonardi pour Média Corsica réalisée par Ange-Mathieu Mezzadri

 

AMM: Pour ceux qui ne vous connaissent pas, pouvez-vous nous dire qui vous êtes ?

 

Originaire de Levie, je suis rentré en Corse depuis trois ans, affublé d’un déplorable accent parisien ! C’est le premier album de Canta, diffusé une nuit de 1975 sur Europe 1 par Philippe Alfonsi et Patrick Pesnot, qui m’avait permis de comprendre que l’île était autre chose qu’un lieu de vacances. J’entamais une sorte de riacquistu personnel, comme ont dû le faire nombre de Corses de la diaspora ! Cela avait abouti à la publication du livre Corse, la croisée des chemins en 1989, puis à deux romans, L’ombre au tableau (2006) et Tizzano (2009), dans lesquels la Corse est bien présente. Depuis je continue à écrire, principalement pour les autres, mais aussi sur la Corse.

 

AMM: Votre dernier livre fait donc suite à Corse à la croisée des chemins paru en 1989. Pensez-vous qu’entre-temps la Corse a emprunté une mauvaise route ?

 

Cette « croisée des chemins » paraît si lointaine ! Les Corses ont depuis emprunté une route principalement tracée de l’extérieur. Ils n’ont pas échappé aux travers qui ont sévi partout, du fait de la mondialisation ; elle a été particulièrement destructrice pour la Corse, qui a été, en plus, victime de l’idéologie nationaliste de Paris. A ce propos on ne peut manquer de rappeler la conclusion du célèbre rapport du Hudson Institute, conclusion selon laquelle l’État ne disposait en Corse que de deux options : la première consistait à « accélérer l’érosion de l’identité culturelle corse en encourageant une immigration massive en provenance de la Métropole pour atteindre au plus vite 500.000 habitants, en majorité non corses ». La seconde était de « conserver  l’identité culturelle corse en développant le potentiel de l’île dans le contexte corse ». Chaque Corse est en mesure de comprendre quel a été le choix de l’État depuis 1972... On retiendra aussi que d’une île quasi autosuffisante et nourrissant ses 300 000 habitants au début du 20eme siècle, on est aujourd’hui parvenu à une réserve alimentaire d’à peine trois jours… De nombreux Corses se sont dressés depuis la fin des années 60 pour remettre l’île dans la bonne direction. Ils en ont souvent payé le prix fort. Leur combat a permis l’émergence de la question corse sur la scène internationale et la préservation de l’identité culturelle et environnementale de l’île. Ils ont permis à des nationalistes d’accéder enfin aux commandes de la Région. Ce faisant, le nationalisme corse s’est en partie institutionnalisé. L’héritage des mouvements passés s’est en même temps enraciné« sur le terrain » : j’essaie ainsi de montrer dans « Peut-on (encore) sauver la Corse (et les Corses) ? » que de multiples initiatives, dans tous les domaines de la production insulaire, offrent un peu d’espoir. L’heure du Riacquistu économique est peut-être venue !

 

 

AMM: Votre ouvrage s’adresse à ceux qui pensent qu’il existe un peuple corse. Quelle différence faites-vous donc entre peuple et population ?

 

La notion de peuple corse est sujette à des interprétations différentes. Pour certains, il se compose strictement de personnes ayant « du sang corse », en quelque sorte des Corses « historiques » ; j’avoue n’être pas qualifié pour savoir quel « degré de parentalité insulaire » il faut posséder pour être considéré comme un Corse de sang…

Pour d’autres, la notion de peuple corse est élargie à la « communauté de destin », ces gens qui ont choisi la Corse comme lieu de vie. Les définitions ont toujours un côté abrupt, imperméable à la nuance. Elle serait pourtant importante si l’on veut considérer qu’il y a des « néo corses » parfaitement intégrés aux intérêts collectifs du peuple corse historique, alors même que des Corses « pur jus » agissent très concrètement à l’encontre de ces mêmes intérêts. Peut-être pourrait-on considérer que le peuple corse se composerait de Corses de souche et de personnes ayant embrassé la culture corse et œuvrant à un développement inscrit dans l’intérêt collectif de ce peuple ? La population de Corse, elle, regrouperait de surcroît des gens venus d’ailleurs, qui n’exploitent que leurs intérêts privés, sans nulle considération à l’égard du peuple corse, de sa culture, de sa langue. Cela dit, ceux qui pensent qu’il « n’y a pas de peuple corse » seraient bien avisés de s’instruire un peu…

 

AMM: En quoi, selon vous, le peuple corse ne va-t-il pas bien ?

 

Il ne va pas bien car il a été de frappé de plein fouet par des maux dont il se croyait protégé par des valeurs souvent revendiquées, mais qui en fait disparaissent progressivement. Ces valeurs et l’existence même du FLNC agissaient jadis comme des garde-fous. Surfer sur des légendes n’a hélas pas suffi à empêcher, ni même à freiner, l’irruption de maux que l’on pensait réservés à la périphérie des métropoles. On entend souvent dire « les jeunes Corses ne veulent pas travailler ». Ils sont surtout confrontés à un modèle économique pervers, favorisant l’importation d’une main d’œuvre à bas coût, voire prolétarisée. C’est une généralité facilement observable partout : quand on offre des conditions de travail confortables et des salaires décents, on favorise l’emploi local. Mais si le peuple corse va mal, c’est d’abord parce qu’il est en passe d’être minoritaire sur son sol, victime d’un véritable ethnocide. Le mot est fort, mais il est bien adapté puisque la sociologie le définit comme la destruction de l’identité culturelle d’un groupe, sans nécessairement détruire physiquement ce groupe et sans forcément user de violence physique contre lui. Cette définition classique, telle qu’on peut la retrouver sur Wikipédia, souligne aussi qu’un ethnocide « peut être la conséquence d’un changement économique ou social progressif ou d’une politique d’État ». On y est !

 

AMM: Pensez-vous que le mal dont est atteint le peuple corse vient-il du fait que l’île est attachée à un pays, la France, dont beaucoup disent qu’il est sur le déclin ?

 

Pascal Paoli avait pensé adosser la nation corse à une nation puissante, respectueuse et protectrice. Ni l’Angleterre ni la France ne partagèrent rien de cette vision ni de cette intelligence. La question reste la même. Ce n’est pas le fait que l’île soit française qui est un problème, mais c’est la constance de la politique de Paris à l’égard de la Corse qui en est un. Comme cette politique ne semble pas devoir être diamétralement modifiée, il est clair que le déclin de la France se traduit par celui de la Corse, déclin ici accéléré par l’implantation volontaire et massive de tous les éléments contribuant à la dégradation sociale, environnementale et culturelle de l’île.

 

 

AMM: Votre démonstration s’articule pour partie autour de l’hypothèse selon laquelle l’épidémie récente de Covid-19 redistribue les cartes en brisant maintes idées reçues autour de l’inéluctabilité de la mondialisation. Pouvez-vous nous en dire plus ?

 

On a constaté lors du conflit maritime de 2019 qu’il suffisait de quelques jours de blocage pour que l’île soit confrontée au risque de pénurie alimentaire. La pandémie est venue souligner la terrible fragilité d’une économie basée sur le tourisme et le BTP. Tous les pays, France notamment, parlent de « relocaliser ». La mondialisation prétendait abolir les frontières, les identités, les cultures pour produire un individu aseptisé, juste bon à consommer pour le plus grand profit des multinationales. Le coronavirus de 2020 est venu rappeler quelques réalités aux dirigeants quant au « nouvel ordre mondial ». En Corse, le risque de pénurie, qui a mis en évidence notre dépendance totale aux importations, a entraîné une prise de conscience massive et redonné corps notamment au concept d’autonomie alimentaire.

 

AMM: Parmi les auteurs que vous citez en bibliographie, certains affirment que « la France est un pays has been » et qu’il ne faudra pas laisser passer l’opportunité historique de nous détacher d’elle. Que pensez-vous de cette idée ?

 

Je ne suis pas sûr que la France soit un pays « has been ». La politique suivie par ses gouvernants, elle, l’a été et l’est clairement. Il est hélas peu probable que cette politique change en profondeur et durablement. L’idée d’une « opportunité historique » de séparation mériterait donc d’être étudiée en profondeur dans chacune de ses conséquences. Précipitée, une telle séparation qui ne serait pas assise sur le respect de fondamentaux en termes de développement durable, de droits sociaux, de sécurité… pourrait s’avérer risquée ; l’actualité économique et sociale et celle des faits divers de l’île nous le rappelle régulièrement. Mais peut-être avons-nous trop tendance à considérer que l’évolution ne peut être qu’institutionnelle. Tendre à l’autonomie alimentaire, ce qui nous permettrait de peser plus utilement sur les décisions de Paris, ne dépend de personne d’autre que des Corses eux-mêmes.

 

AMM: Pour ma part, je suis frappé d’entendre souvent des personnes s’affichant comme nationalistes rependre sans sourciller des catégories mentales ou conceptuelles qui sont celles de la France et de sa république. Ne pensez-vous pas que beaucoup chez-nous souffrent d’une profonde colonisation des esprits ?

 

Il n’est pas anormal que les mystères de la psychologie insulaire ne se traduisent également par des mystères de la pensée de nationalistes ! Il est certain qu’au terme de 250 ans de francisation, beaucoup de fondamentaux de la pensée nationale corse ont été extirpés et remplacés par un système de pensée hexagonal. Pour se contenter d’un exemple simple, que penser de ces nationalistes purs et durs qui vibrent aux prestations des clubs insulaires dans les championnats de football français ? Tout ça en criant à l’injustice anti-corse dès qu’un penalty n’est pas sifflé en notre faveur ! Bon, je ne leur jette pas la pierre, vu que le foot ne me passionne qu’en vertu des résultats de nos clubs dans les championnats nationaux…

 

AMM: Que répondez-vous à ceux qui confondent le nationalisme corse avec le racisme de tel ou tel autre peuple ?

 

Il est vrai que le terme même de nationalisme créée l’ambiguïté. On pourrait largement lu en préférer d’autres, par exemple Nationaux ou patriotes. La connotation générale du terme nationalisme l’assimile à l’enfermement, au rejet de l’autre, à un ultra-protectionnisme. Le nationalisme corse est éloigné de ce nationalisme d’État, puisqu’il consiste prioritairement à faire reconnaître l’existence d’un peuple menacé de disparition, et donc celle des droits qui découleraient d’une telle reconnaissance.  Si le peuple corse existe et si l’État n’ambitionne que de le noyer dans une autre population, alors le nationalisme corse n’est qu’une simple question de bon sens ! On a longtemps pensé que « la Corse fabriquait des Corses ». Un peuple ethnocidé, qui voit les pires fléaux s’abattre sur lui, ne possède plus les mêmes capacités d’assimilation. Un peuple corse rassuré quant à sa permanence retrouverait ses capacités d’accueil.

 

 

AMM: Une question fondamentale est, comme vous l’évoquez, celle de notre diaspora. Pouvez-vous détailler votre point de vue à ce sujet. 

 

Comme je le disais, le peuple corse est menacé d’ethnocide. La pire des hypothèses du rapport du Hudson Institute, que nous évoquions précédemment, est ainsi en passe de se réaliser. Donc soit nous sommes phagocytés, soit nous entrons en guérilla, le choix est mince ! D’où l’importance fondamentale de la diaspora, qui représente une troisième voie, celle d’un espoir de développement de l’île conforme aux intérêts de son peuple, par et pour son peuple. On ne peut pas résumer la diaspora, qui compte un million de personnes, à quelques comportements individuels. Une part importante de cette diaspora est directement intéressée au devenir de son île, soit par un retour pour y participer, soit par une aide, de toute nature, qu’il faut solliciter et encourager. Chaque Corse à travers le monde est à son niveau un ambassadeur de la culture et de la production insulaire.

 

 

AMM: Fabrice Bonardi, sur quel sujet littéraire travaillez-vous en ce moment ?

 

Si le destin de www.expression.business m’en laisse le loisir, je pense à l’écriture d’une comédie romantique au sein de laquelle la Corse aurait, bien sûr, toute sa place !

 

[1] Martin Buber. Judaïsme. Editions Verdier, 1982. Collection Les Dix Paroles.

Interview de Ange-Mathieu Mezzadri 

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