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La gauche a une vraie incapacité à identifier ce qu’est l’antisémitisme...
La polémique autour de « l’affaire Médine » est symptomatique de l’incapacité de la gauche à développer une vraie critique de l’antisémitisme, selon le doctorant en sociologie Memphis Krickeberg.
La polémique ne désenfle pas. Les invitations faites par Europe Écologie-Les Verts (EELV) et La France insoumise (LFI) au rappeur Médine à leurs universités d’été respectives continuent de faire débat. En cause : l’artiste est accusé d’antisémitisme, après avoir réalisé une « quenelle » en 2014 — un geste antisémite créé par l’humoriste raciste Dieudonné — et publié un tweet début août où il qualifiait l’essayiste Rachel Khan, petite-fille de déportés, de « ResKHANpé ». Médine a depuis présenté des excuses publiques, tant pour la quenelle que pour son tweet.
Selon l’analyse de Memphis Krickeberg, doctorant en sociologie (il écrit une thèse sur l’étude comparée des controverses autour de la gauche et de l’antisémitisme en France et en Allemagne), cette polémique révèle surtout l’incapacité des organisations françaises de gauche à développer une vraie critique de l’antisémitisme.
Reporterre — Comment analysez-vous « l’affaire Médine » ?
Memphis Krickeberg — Cette affaire s’inscrit dans une succession de polémiques autour de la gauche et de l’antisémitisme, qui s’enchaînent depuis le début des années 2020. D’abord, j’y vois effectivement une instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme par le centre, la droite et l’extrême droite — même si des organisations centristes qui luttent honnêtement contre l’antisémitisme ont aussi dénoncé cette affaire.
Cette polémique a également une connotation raciste, puisque Médine fait l’objet d’attaques racistes et islamophobes. Cette dimension provient bien sûr d’attaques de la droite et de l’extrême droite contre lui, mais elle est aussi due à la gauche. Même si les responsables politiques d’EELV ont eu raison de soulever la question de l’invitation de Médine — contrairement à LFI qui a vraiment fait comme si de rien n’était — cela peut donner l’image de l’arabe sacrifié pour se refaire une virginité, pour purger tout le confusionnisme dans lequel s’est vautrée une grande partie de la gauche dans les années 2010.
La polémique autour des invitations au rappeur Médine (ici en 2020) aux journées d’été des Verts et de LFI progresse. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/ThoMind
Ensuite, je ne pense pas que le cœur du problème soit le tweet autour de Rachel Khan. On sait que Médine utilise souvent le mot « Khan » dans ses punchlines, je veux bien croire qu’il n’était même pas au courant des origines familiales de l’essayiste. Le problème, c’est que son tweet s’inscrit dans un continuum de tout un ensemble d’ambiguïtés au sujet de l’antisémitisme, dont sa quenelle en 2014. Il est revenu sur ce geste au mois de mai, mais sa réponse n’était absolument pas satisfaisante. Il disait qu’il ne savait pas que la quenelle était un geste antisémite et qu’elle avait été a posteriori récupérée par des antisémites. Non, cela faisait dix ans que Dieudonné faisait des quenelles, c’était déjà clairement un geste antisémite, tout le monde le savait. Mais Médine s’est finalement excusé publiquement le 22 août. C’est assez rare pour le souligner.
Pourquoi dites-vous que les polémiques sur l’antisémitisme et la gauche s’enchaînent depuis plusieurs années ?
Au cours des derniers mois, il y a eu plusieurs polémiques : la députée Mathilde Panot (LFI) qui qualifie la Première ministre Élisabeth Borne de « rescapée » après son maintien au gouvernement, la députée Ersilia Soudais (LFI) qui évoque une « déportation » pour parler de l’expulsion de l’avocat Salah Hamouri par Israël… Ces moments de « scandalisations » sont de plus en plus rapprochés, avec une temporalité assez courte — ils éclatent puis retombent — dans un cycle quasi ininterrompu. Je pense que c’est dû au fait qu’il y a une vraie mécompréhension de ce qu’est l’antisémitisme à gauche.
« À gauche, il y a une incapacité à cerner les mécanismes de l’antisémitisme »
Il y a une incapacité à l’identifier, à en cerner les mécanismes, pour plusieurs raisons. D’abord, il y a une difficulté à thématiser l’antisémitisme quand il est articulé par des populations elles-mêmes discriminées ou issues des basses classes. On l’a vu pendant les Gilets jaunes (des personnes souvent issues de classes populaires), il n’y a pas eu de réaction de la gauche alors qu’il y avait indéniablement des occurrences d’antisémitisme : l’agression contre [le philosophe juif] Alain Finkielkraut, les chants de « la quenelle » à Montmartre, des banderoles sur [les milliardaires juifs] Patrick Drahi ou George Soros, des tags antisémites…
De la même façon, on remarque aussi une difficulté pour les antiracistes — ceux qui veulent lutter contre le racisme d’État et l’islamophobie — à thématiser l’antisémitisme lorsqu’il est formulé par des populations arabo-musulmanes. Un exemple : l’affaire du journaliste Mehdi Meklat, qui tenait notamment des propos antisémites sur Twitter. Il avait travaillé au « Bondy Blog », un site progressiste et antiraciste, et il n’y a pas vraiment eu de réaction des antiracistes à cette affaire.
Ensuite, le fait qu’il n’y ait pas d’antisémitisme d’État en France — contrairement par exemple à la Syrie, l’Iran ou la Hongrie — conduit à penser que l’antisémitisme n’est pas structurel. Or, ce n’est pas parce que la police ne frappe pas les juifs dans la rue que l’antisémitisme n’est pas structurel. Il y a un vrai déficit théorique et une difficulté à penser ça, parce que la gauche ne comprend pas que l’antisémitisme fonctionne comme une rumeur, un récit dans toutes les sphères de la société.
Puisqu’il y a une mécompréhension, qu’est-ce que l’antisémitisme ?
L’antisémitisme moderne est un récit conspirationniste qui associe les juifs à une forme de pouvoir caché. Derrière toutes les instances de pouvoir officielles, économiques, politiques, se cacheraient des juifs. L’antisémitisme « vise vers le haut », il apparaît comme une contestation d’une domination ; là où d’autres formes de racisme, comme la négrophobie, « visent vers le bas », en bestialisant les Noirs, en les traitant comme des sous-hommes corvéables et exploitables.
Une des formes de l’antisémitisme moderne, c’est l’antisémitisme dit « secondaire ». C’est l’idée que l’antisémitisme ne subsiste pas malgré Auschwitz, mais à cause d’Auschwitz. En quelque sorte, on en veut aux juifs parce que la Shoah serait un obstacle, soit à une identification positive à la nation, soit à la thématisation d’autres épisodes de violence de masse, comme l’esclavage, plutôt que de les penser dans leur spécificité. L’antisémitisme secondaire est très fort en Pologne par exemple, mais aussi dans une version caricaturale chez Dieudonné, en disant « on parle trop de la Shoah » par exemple.
Dans les cas de Mathilde Panot ou de Médine, les mots « rescapés » ou « resKHANpés » ne posent pas de problème en soi. Mais ils s’insèrent dans un contexte où se développent ces récits autour de la Shoah comme un obstacle. Ça a pu choquer certaines personnes — les observateurs honnêtes, pas ceux qui cherchent l’instrumentalisation politique —, parce que ça s’inscrit dans un ensemble d’offensives relevant de l’antisémitisme secondaire, qui d’une part relativise la Shoah, et d’autre part en veut aux juifs parce que la Shoah bloquerait ce à quoi ils seraient attachés.
Comment a évolué la position de la gauche française depuis les années 2000 sur cette question ?
Sur la période 2000-2015, il y a eu des silences, voire une négation du caractère antisémite de certains actes. L’affaire Ilan Halimi [un jeune homme juif enlevé, séquestré et torturé en 2006] en est un bon exemple puisque, à l’époque, des responsables politiques de la LCR [Ligue communiste révolutionnaire] ont d’abord hésité à qualifier l’acte d’antisémite, en disant « on va attendre les conclusions de la police ». Ce qui, dans le cas d’une organisation de la gauche radicale, est quand même assez étonnant.
« Le problème de la gauche est son silence par rapport à l’antisémitisme comme fait social dans la société »
En 2012, après les tueries de Mohamed Merah [il a assassiné plusieurs personnes à Toulouse et Montauban, dont trois enfants et un enseignant d’une école juive], il n’y a eu aucune mobilisation. Lors des attentats contre Charlie Hebdo en 2015, il y a eu la prise d’otages et la tuerie dans l’Hyper Cacher, un moment clairement antisémite. Mais cet aspect a totalement disparu lors du moment d’unité nationale, de défense de la République. Il y a eu une occultation générale de l’antisémitisme, comme au moment du 11-Septembre. La dimension antisémite de l’idéologie d’Al-Qaïda n’intéressait pas grand monde non plus à l’époque.
Mais je pense que le problème principal de la gauche n’est pas tellement la reconnaissance (ou non) du caractère antisémite de certains actes. Le problème est plus son silence par rapport à l’antisémitisme comme fait social dans la société — alors que l’antisémitisme est en augmentation depuis les années 2000 — l’absence d’analyse propre et de politisation. Elle ne le pense pas, elle ne réfléchit pas sur ce que ça signifie.
Existe-t-il une forme d’antisémitisme spécifiquement à gauche ?
L’antisémitisme est avant tout d’extrême droite. Il est intrinsèque à l’idéologie d’extrême droite, c’est le ciment, c’est ce qui tient le tout. C’est structurel, alors qu’il n’y a pas un antisémitisme conscient et explicite à gauche. Mais par exemple, Jean-Luc Mélenchon enchaîne depuis des années des sorties antisémites. Un article d’Olia Maruani dans la revue Golema recense bien cela. Par exemple, lorsqu’on lui demande en 2021 si [l’homme politique d’extrême droite] Éric Zemmour est antisémite. Au lieu de le critiquer, il affirme qu’Eric Zemmour ne peut pas être antisémite « parce qu’il reproduit beaucoup de scénarios culturels : on ne change rien à la tradition, la créolisation, mon dieu, quelle horreur... Et tout ça, ce sont des traditions qui sont beaucoup liées au judaïsme. ». Il sous-entend à ce moment-là qu’il existerait une « culture juive » qui prédisposerait les juifs à être conservateurs et racistes, ce qui est antisémite.
Mais le problème n’est pas forcément Mélenchon en soi. C’est plutôt que l’antisémitisme est le résultat de cadres idéologiques viciés : quand la gauche se saisit du capitalisme, en ne se focalisant que sur le « capitalisme financier » plutôt qu’en critiquant la structure du capitalisme en elle-même, en personnifiant le capitalisme, elle en vient à produire des conclusions antisémites, qui concourent au récit conspirationniste antisémite [où les juifs sont associés à la finance]. Je pense qu’il faut développer une critique du capitalisme en termes de totalité sociale, sans isoler tel secteur du capital, et en rappelant la définition correcte du capitalisme : une domination abstraite, impersonnelle et anonyme.
La manière dont est posée la question du conflit israélo-palestinien, et de la solidarité avec les Palestiniens, est également catastrophique. Je pense qu’elle devrait être complètement remise à plat, parce qu’elle n’intègre pas la question de l’antisémitisme historique auquel Israël est une réponse (sans nier qu’Israël a eu des moments colonialistes pour s’implanter). Elle n’intègre pas non plus les dangers objectifs qui pèsent sur la sécurité d’Israël, notamment l’Iran. On est davantage sur une espèce de mythologie démonisante au sujet d’Israël, où on ne comprend pas sa nécessité, et où l’on nie le droit des juifs à disposer d’eux-mêmes.
Peut-on critiquer la politique d’extrême droite d’Israël sans produire des conclusions antisémites ?
C’est tout à fait possible de critiquer Israël, mais je pense qu’il faut effectivement remettre à plat et construire un nouveau cadre d’analyse en incorporant ces nouvelles coordonnées.
D’un côté, il faut arriver à penser la normalité d’Israël — Israël est un État capitaliste et démocratique, avec des tendances impérialistes, avec un racisme interne, qui doit être critiqué comme un autre — et en même temps Israël n’est pas n’importe quel État. C’est un État qui a une raison très particulière, celle de la protection des juifs face à l’antisémitisme.
À partir du moment où l’on a ça, ça pourrait être la base d’un cadre où la gauche pourrait traiter du conflit sans tomber dans des positions antisémites.