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Pierre-Paul Battesti

 

Vit à Calcatoggio

 

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Né en 1957 au Canada à Montréal

 

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JONONE

 "Si tu es né noir, tu es né en prison"

 

En Amérique, la destruction "du corps noir est une tradition - un héritage." Voilà le genre de phrases qui vous sautent à la gorge à la lecture d'Une colère noire, essai stupéfiant et essentiel signé Ta-Nehisi Coates. Encore inconnu de ce côté-ci de l'Atlantique, ce journaliste new-yorkais a fait sensation l'an passé aux Etats-Unis avec cette chronique de l'existence des Noirs en Amérique, saluée par Barack Obama et Toni Morrison, et couronnée par le National Book Award.  

A l'origine du livre ? Les sanglots de son fils de 15 ans, Samori, après l'acquittement des policiers responsables de la mort de Michael Brown, un adolescent abattu de six balles à Ferguson, dans le Missouri. Un gamin, un simple gamin, dont le seul tort était la couleur de peau.  

 

De quoi effrayer Ta-Nehisi Coates, intellectuel aisé trop conscient qu'il est grand temps de révéler à son fils le danger qui pèse sur lui "Tu es un garçon noir et tu dois rester responsable de ton corps d'une manière inconnue des autres garçons. En fait, tu dois rester responsable des pires actes commis par d'autres corps noirs qui, d'une façon ou d'une autre, te seront toujours attribués."

Alors le père retrace la réalité de la vie pour les "visages au fond du puits", jonglant entre la grande histoire et son destin propre. Il évoque son enfance dans les rues déglinguées de Baltimore (les mêmes que dans la série The Wire), la peur des caïds, l'échec scolaire, la violence quotidienne. Il raconte les coups assénés par son propre père, convaincu qu'il vaut mieux que ce soit lui qui les donne plutôt que la police. Il dit encore la difficulté de survivre, dans la rue comme à l'école, ces "deux bras d'un même monstre" décidé à vous briser les jambes. Ta-Nehisi Coates sera l'un des seuls de son quartier à lui échapper. Il poursuivra son éducation au sein de l'université Howard, le "Black Harvard", découvrira Malcolm X et reprendra son credo : "Si tu es né noir, tu es né en prison."

 

Au récit biographique s'ajoute alors la formation intellectuelle, la quête de sens d'un homme cultivé, habité par une colère froide. Un homme qui, pour répondre à Saul Bellow, cherchera longtemps à identifier le "Tolstoï des Zoulous", explorant les chemins de la négritude, avant de se raccrocher à la seule réponse qui vaille: "Tolstoï est le Tolstoï des Zoulous." Un "pays perdu dans le rêve"Dans un style superbe, Ta-Nehisi Coates s'inscrit ainsi dans les pas de Richard Wright, de James Baldwin, de ce choeur noir de l'Amérique décidé à faire tomber les masques d'un pays frappé d'amnésie. Audace suprême, il ose même avouer qu'il n'a pas tremblé le jour du 11-Septembre, conscient qu'à l'endroit de Ground Zero s'élevait naguère un marché aux esclaves. Mais le tort de l'Amérique, plus encore que son sombre passé, c'est de se voir différente, c'est de se croire supérieure. C'est un "pays perdu dans le rêve", ce fameux rêve américain dressé en paravent pour mieux dissimuler "l'expérience viscérale du racisme, le fait qu'il détruit des cerveaux, empêche de respirer, déchire des muscles, éviscère des organes, fend des os, brise des dents". C'est le corps de l'homme noir qui, un siècle et demi après la fin de l'esclavage, continue d'être menacé et martyrisé, au nom du "progrès" et de la fierté nationale.

Une colère noire, déguisé en missive à son fils, s'adresse ainsi à tous ces "Américains qui se croient blancs", incapables de concevoir la frustration et la colère des minorités. C'est un cri de rage si puissant qu'il fait entendre son écho jusque de l'autre côté de l'océan.

Préfacé par Alain Mabanckou, qui en souligne la "modernité" et la "fraîcheur de vue", le livre ne manquera d'ailleurs pas de tomber ici comme un pavé dans la mare, à l'heure où l'hystérie gronde autour du débat sur l'acceptation de l'Autre.

Ta-Nehisi Coates pourrait être amené à y participer, lui qui s'est installé il y a quelques mois en France, ce pays de cocagne dont il vante la liberté et l'art de vivre, sans en oublier pour autant le passé colonial. "La France, écrit-il, s'est construite sur son propre rêve, sur son amas de corps à elle." Chacun, à son tour, mènera son examen de conscience...

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