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Sur les traces des prophètes :

"Nul n'est prophète en son pays".

Cette expression qui date du XVIIe siècle est issue des Évangiles de Luc et Matthieu.

Lorsque Jésus revint dans sa ville d'origine, Nazareth, tout le monde se moquait de lui, et le considérait comme un simple fils de charpentier alors qu'il était le fils de Dieu. Paraphrase de la traduction des paroles prononcées par Jésus de Nazareth vers l’an 30, selon l’Évangile de Luc (4, 24) : « Mais, ajouta-t-il, je vous le dis en vérité, aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie ».

Ghazali affirme clairement que la « voie de l’Au-delà » (tarîq al-âkhira) ne saurait être parcourue par le seul biais de la théologie dialectique et de la jurisprudence religieuse, c’est-à-dire sans la discipline spirituelle qui constitue l’essence même du message du Coran et du Prophète Muhammad, comme de tous les prophètes avant lui – que la grâce et la paix de Dieu soient sur eux tous. L’essentiel réside en ce que l’interprétation intérieure et l’approfondissement spirituel ne puissent, en dehors des limites fixées par le cadre de l’orthodoxie religieuse, être interprétés à tort, ou pire, instrumentalisés pour légitimer un éloignement de la pratique fidèle et assidue des rites sacrés.

L’imam recommande d’éviter les représentations grossières et matérielles qui conduisent à s’attacher aux mots décrivant le Royaume des cieux et de la terre, pour ne pas tomber dans un académisme oublieux de l’itinéraire à parcourir pour passer d’un monde à l’Autre. Il nous encourage à rechercher la réalité des choses en elles-mêmes, et non dans les termes qui les expriment. En effet, la haqîqa est l’essence, l’esprit de la réalité. Elle représente cette « pulpe » (lubb) au-delà de l’« écorce » (qishr), cette partie intérieure ou cachée qu’il sera possible de connaître en dépassant les apparences des formes, par la pratique d’une discipline intérieure et extérieure, d’une « voie » bien guidée, en se gardant de prêter attention aux spéculations des philosophes ou à la dialectique des théologiens, plus nocives qu’utiles quant à la transparence et la solidité de la foi.

L’imam Ghazali explique que le croyant est appelé, au cours de sa vie sur terre, à parcourir progressivement toutes les étapes de la « maturité spirituelle » qui s’élèvent parallèlement aux degrés de la foi. Ces degrés vont de la simple acceptation à la ferme conviction, puis jusqu’à l’approfondissement grâce aux lumières de la récitation coranique, de l’adoration, et de l’invocation de Dieu, dans la fréquentation et le témoignage des hommes vertueux qui font preuve de servitude spirituelle et de crainte respectueuse de Dieu.

La foi sincère en Dieu est comme une semence déposée dans le cœur. Elle grandira et s’épanouira pour devenir un arbre parfumé aux racines solidement ancrées dans le sol et à la ramure se déployant jusqu’au plus haut du firmament. Mais pour atteindre cet accroissement de la foi et de la connaissance, il appartient au croyant, avec l’aide de Dieu, de purifier son cœur des attaches passionnelles et des illusions qui l’obscurcissent. Dans son livre sur « la crainte et l’espoir », Ghazali précise : « Les hommes de cœur spirituel savent que la vie ici-bas est comme un champ à cultiver pour l’Autre monde. Le cœur est comparable à la terre, et la foi est comme la graine. Les actes d’obéissance servent à retourner la terre et à l’épurer, à l’irriguer. Le cœur qui s’abandonne frivolement à ce monde et s’y noie est comme le marécage dans lequel la graine de la foi ne pousse pas. La foi ne profite que très peu avec un cœur sale et de vils caractères. »[1]

L’imam enseigne que les actes d’obéissance et d’adoration, ainsi que la pratique des vertus et la lutte contre les vices de l’âme, amènent à l’élévation spirituelle et à la proximité avec Dieu, dans la mesure où tous participent concrètement à l’itinéraire de purification, de transparence, et de préparation du cœur à la Connaissance de Dieu : « Heureux celui qui a purifié son âme ! »[2] Le but de cette purification du cœur est de faire renaître la lumière de la foi, c’est-à-dire de faire émerger la lumière de la Connaissance. »[3]

Comme le corps, le cœur est exposé à la maladie qui risque de provoquer son anéantissement irrémédiable dans l’Autre monde. Seul sera sauf « celui qui vient à Dieu avec un cœur sain[4] ». Le Coran ne dit-il pas des personnes infidèles que « dans leur cœur il y a un mal[5] ». Ghazali met en garde : « Ignorer Dieu est un poison mortel, Lui désobéir en se laissant dominer par ses passions porte à l’infirmité du cœur. ». Il préconise « La connaissance de Dieu [comme] remède qui le vivifie. Lui obéir en dominant ses passions est le remède qui guérit le cœur. »[6]

Dans les chapitres de l’Ihyâ’ décrivant la voie menant à Dieu sous l’angle de la science de l’action (‘ilm al-mu‘âmala) relative aux rites, aux usages quotidiens, aux causes de perdition, et aux vertus salutaires, l’imam Ghazali rappelle à plusieurs reprises la raison d’être des œuvres pieuses et la nécessité de mettre en pratique la science religieuse avec l’intention sincère d’un cœur tourné vers Dieu. Sans le recours aux savoirs religieux, la raison et les savoirs rationnels ne suffisent pas pour réaliser la purification intérieure et la perfection du cœur.

Cependant, la compréhension passe par la raison. C’est pourquoi l’Imam compare les savoirs rationnels à des aliments, et les savoirs religieux à des médicaments : « Les aliments sont nocifs pour la personne malade qui n’a pas pris de médicaments. Ainsi donc, les maladies du cœur ne peuvent être soignées qu’au moyen des remèdes tirés de la Révélation. Telles sont les fonctions des rites et des actes obligatoires qui ont été composés par les prophètes afin d’amender les cœurs. Qui ne soigne pas son cœur malade par le biais du traitement qu’offrent les œuvres d’adoration, mais se contente des savoirs rationnels, en pâtira comme le malade pâtit des aliments. »[7]

Les actes cultuels sont des remèdes contre les maladies du cœur. Comme les médicaments sont composés de différentes espèces et quantités d’ingrédients aux propriétés spécifiques, ces actes sont constitués de gestes et de positions dont le genre et la quantité diffèrent, et ce en vertu d’une Sagesse divine. « Par exemple, la prosternation vaut le double de l’inclinaison, et la prière du matin, la moitié – quant à la mesure – de celle de l’après-midi : il y a là un secret analogue à celui des propriétés spécifiques des plantes, qui ne s’appréhende que par la lumière de la Prophétie », explique Ghazâlî. Dieu ne révèle-t-il pas : Ô hommes ! Voici venu à vous un appel de votre Seigneur, qui est à la fois un remède pour le mal qui ronge les cœurs, un guide et une miséricorde pour les fidèles.[8] Ainsi Ghazâlî appelle-t-il les prophètes des « médecins des cœurs » auxquels Dieu a révélé des secrets et des sagesses que la raison ne peut saisir par ses propres forces : « L’utilité et l’action de la raison consistent uniquement à nous instruire sur ces choses, afin d’attester l’authenticité de la Prophétie, en reconnaissant sa propre incapacité à percevoir ce que l’œil de la Prophétie perçoit.

La raison nous a donc pris par la main et conduits à la Prophétie tout comme on conduit l’aveugle à celui qui le guide, et les malades titubants au médecin compatissant. Le chemin parcouru par la raison aboutit à ce stade ; il est exclu de ce qui se trouve au-delà, sauf de la compréhension de ce que lui communique le médecin. »[9] Le chemin assuré vers la Vision béatifique de Dieu dans l’Autre monde n’est autre que la voie tracée et enseignée par tous les Prophètes, depuis Adam jusqu’à Muhammad.

Seuls ceux, comme eux, qui l’ont parcourue en connaissent tous les dangers, les obstacles, et les stations spirituelles qui la jalonnent. C’est par eux qu’ont été apportées aux hommes la connaissance de l’Invisible et les clés du salut et de la Félicité dans ce monde et dans l’Autre. Leur message, leurs enseignements, comme leur vie toute entière, constituent des remèdes contre les maladies de l’âme qui corrompent le cœur et l’empêchent de goûter à la « douceur de la foi »[10] (halâwat al-îmân) dans la lumière de la Certitude.

Voilà, sur le chemin de la Vie éternelle, la méthode indispensable pour accéder à un niveau supérieur. Pour celui qui aspire à la « Connaissance certaine » et désire prendre le chemin de l’Autre monde, à travers la discipline spirituelle et la lutte contre son ego, les portes de la guidance s’ouvriront. Alors, il connaîtra par dévoilements, au moyen d’une lumière divine envoyée dans son cœur, les réalités profondes qui sont exprimées dans la doctrine (‘aqîda). »[11]

Les lumières de la Connaissance se révèlent toujours à celui qui atteint la réalité de la piété par l’adoration s’il purifie son for intérieur des résidus du monde d’ici-bas, et s’il est assidu dans l’invocation de Dieu (dhikr). « Alors, c’est comme s’il pouvait voir et contempler les choses qu’il avait d’abord acceptées par simple adhésion. Telle est la réalité profonde de la Connaissance qui ne peut advenir que lorsque le nœud des croyances s’est dénoué, et lorsque la poitrine s’est ouverte à la lumière de Dieu : Quel bonheur pour celui dont Dieu a ouvert la poitrine à l’islam ![12] »[13] L’envoyé de Dieu expliqua le sens de cette ouverture de la poitrine en disant que c’est une lumière que Dieu projette dans le cœur du croyant. Quand on lui demanda quel en était le signe, il répondit : Fuir la demeure de l’illusion pour retourner à celle de l’Éternité.

Les différents enseignements et significations que nous avons évoqués jusqu’ici pourraient être résumés par cette explication que donne Ghazali dans son Livre des merveilles du cœur : « La Réalité divine s’est dévoilée aux prophètes et aux saints de Dieu. Ce n’est pas grâce à l’apprentissage, à l’étude ou à la composition d’ouvrages que la Lumière a pénétré en leur cœur. L’illumination s’est réalisée pour eux en renonçant au bas-monde, en se défaisant de ses attaches, en vidant le cœur des préoccupations terrestres, et en accourant vers Dieu de toute l’énergie spirituelle dont ils étaient capables. C’est ainsi que le serviteur s’expose aux souffles de la Miséricorde divine.

Il ne choisit pas de les provoquer. Tout ce qui incombe au serviteur, c’est de se purifier pour recevoir la Miséricorde que Dieu accorde, comme Il l’a accordée aux prophètes, et continue de l’accorder aux saints. Si la volonté du serviteur de Dieu est sincère, si son aspiration spirituelle est pure, et si ses efforts sont constants, les éclairs de la Vérité illumineront son cœur, et la grâce secrète de Dieu lèvera le voile. Alors le monde invisible du Mystère se dévoile, et le serviteur atteint la Certitude. »[14]

[1] Ihyâ’, IV, kitâb al-khawf wa ar-rajâ’, p. 412 de l’édition libanaise de Dâr al-Jîl en 6 volumes. Toutes nos citations tirées de l’Ihyâ’ se réfèrent à cette édition.

[2] Coran 91 : 9.

[3] Ihyâ’, III, kitâb sharh ‘ajâ’ib al-qalb, p. 128.

[4] Coran 26 : 89

[5] Coran 24 : 50

[6] Al-munqidh min ad-dalâl. Une traduction française par Hassan Boutaleb est parue sous le titre La délivrance de l’erreur aux éditions Albouraq, 2002.

[7] Ihyâ’, III, kitâb sharh ‘ajâ’ib al-qalb, pp. 130-131.

[8] Coran 10 : 57.

[9] Al-munqidh min ad-dalâl.

[10] Le Prophète affirme : Connaît la douceur de la foi celui qui possède ces trois qualités : quand Dieu et Son envoyé lui sont plus chers que tout, quand il n’aime quelqu’un que pour Dieu, et quand il détesterait retomber dans l’infidélité comme il détesterait être jeté dans le feu. (Bukhârî) Dans un autre hadith : Celui qui est satisfait d’avoir Dieu pour Seigneur, l’islam pour religion, et Muhammad pour prophète, goûte la saveur de la foi. (Muslim) 

[11] Ihyâ’, I, kitâb qawâ‘id al-‘aqâ’id, pp. 123-124.

[12] Coran 39 : 22.

[13] Al-iqtisâd fî al-i‘tiqâd, p. 280.

[14] Ihyâ’, III, kitâb sharh ‘ajâ’ib al-qalb, pp. 132-133.

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