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Pourquoi la Turquie d’Erdoğan s’intéresse-t-elle à l’Ukraine ?

 

De Roland Lombardi

 


Le président ukrainien Volodymyr Zelenskiy et le président turc Tayyip Erdogan se serrent la main lors d'une conférence de presse

conjointe à Kiev, le 3 février 2020.

Depuis 2014, avec le conflit du Donbass et l’annexion russe de la Crimée, la Turquie d’Erdoğan est très attentive à la situation en

Ukraine. Avec la recrudescence des tensions dans cette région à partir de janvier 2021 et surtout depuis ces derniers mois, Ankara

essaie d’y jouer une partition particulière afin de revenir en odeur de sainteté auprès de l’administration Biden et de s’imposer comme un acteur important dans la crise actuelle. Un sujet d’achoppement supplémentaire avec Moscou… 

L’édito international de Roland Lombardi

Lors d’un déplacement en Albanie le 18 janvier dernier, dans le cadre d’une tournée dans les Balkans, le président turc s’est prononcé clairement contre toute intention de Moscou d’envahir l’Ukraine. Une sortie qui ne va pas améliorer les relations compliquées et ambiguës entre la Turquie et la Russie.

Depuis l’été 2016 et la tentative de coup d'État contre Erdoğan, les Russes avaient saisi l’occasion de se « rabibocher » avec le président turc et d’en faire un interlocuteur sur le dossier syrien qui les opposait alors.

Dès lors, devenus des interlocuteurs et des « partenaires » dans ce conflit mais également dans les secteurs de l’énergie et de l’armement, durant ces dernières années, Moscou et Ankara sont toutefois demeurées des compétiteurs géopolitiques rivaux dans de nombreuses autres crises : toujours en Syrie malgré les discussions, en Libye, au Moyen-Orient en général - la Russie luttant aux côtés de l’Entente Le Caire-Riyad-Abou Dhabi contre l’islam politique des Frères musulmans alors que l’axe Turquie-Qatar, leur adversaire, était leur principal soutien - mais aussi en Méditerranée orientale, dans le Caucase ou en Asie centrale.

Ce jeu d’équilibriste diplomatique du maître d’Ankara entre l’OTAN (dont la Turquie est membre depuis 1951) et la Russie (achat de missiles S400 russes) mais aussi la politique agressive néo-ottomane et panislamiste de ce membre turbulent en Méditerranée et au Moyen-Orient depuis une dizaine d’années, ne pouvaient que déplaire à l’ancien président Trump et à son Secrétaire d’État Mike Pompeo qui, avant leur défaite à l’élection présidentielle de novembre 2020, firent voter de lourdes sanctions économiques et commerciales contre la Turquie. Celles-ci, se greffant sur les problèmes domestiques aggravés par la pandémie et ses conséquences financières, ont mis en grande difficulté Erdoğan, sur le plan interne mais également dans sa politique étrangère puisqu’il n’avait dès lors plus les moyens de ses ambitions.

Le retour des Démocrates à Washington et par conséquent la crise ukrainienne réactivée par ces derniers, sont une opportunité à plusieurs titres pour le néo-sultan…

L’Ukraine et la Turquie, une histoire ancienne…

Comme l’Ukraine, la Turquie est un pays riverain important de la Mer Noire. Elle en est même son verrou stratégique – avec le détroit du Bosphore. D’où la rivalité historique entre la Sublime Porte et l’Empire tsariste – qui se considérait par ailleurs comme l’héritier de Byzance vaincue par les Ottomans au XVe siècle – avec une vingtaine de conflits durant près de trois siècles, dont le plus célèbre, la guerre de Crimée de 1853-1856. Aujourd’hui cet invariant géostratégique et ancestral est encore prégnant entre Ankara) et Moscou…

Il faut rappeler que la Crimée fut dès le XIIIe siècle une région Tatare, bien avant l’arrivée des Russes, et la déportation de ses populations turcophones sous Staline après la Seconde Guerre mondiale. Entre les XVe et XVIIIe siècles, ce peuple turc constituaient donc le khanat de Crimée, allié aux Ottomans, qui prospéra puis tomba sous le pouvoir de l'Empire russe.

Une partie des Tatars de Crimée a toujours été proche des Ukrainiens favorables à l’indépendance de l’Ukraine obtenue en 1991.

À cette époque justement, quelques 250 000 personnes ont donc pu se réinstaller en Crimée et ont représenté jusqu’à 12 % de la population. Lors du retour de la Crimée dans le giron russe (après un référendum local), certains Tatars de Crimée, les plus politisés et « travaillés » par les Turcs et les Ukrainiens, ont décidé de quitter le territoire pour rejoindre d’autres régions de l’Ukraine.

Bien entendu, Ankara et surtout Kiev ont accusé les Russes de mettre en œuvre une politique d’effacement sur la péninsule de l’identité culturelle du peuple tatar de Crimée. Or cette fausse assertion a été rejetée par la Cour internationale de Justice en avril 2017. Car au contraire, dans le cadre des travaux sur l’héritage historique négatif de la période soviétique et surtout avec le décret présidentiel n°268 de la fédération de Russie signé en avril 2014 « sur les mesures de réhabilitation des peuples » composant la Fédération et notamment des Tatars de Crimée, « le soutien de l’État à leur renouveau et à leur développement » est une politique primordiale pour le Kremlin envers toutes les communautés peuplant le grand espace russe (pays le plus étendu de la planète). En effet, Moscou est très attentive à la cohésion nationale du plus grand État multiculturel du monde. D’où sa bienveillance et son intérêt envers les multiples composantes communautaires de la population russe, musulmanes ou autres. En Crimée justement, les Russes ont une attention toute particulière pour les Tatars et depuis la réunification de la péninsule à la Russie, leur représentation dans les organes gouvernementaux n’a pas diminué. Il a même augmenté…

Quoi qu’il en soit, en 2021, Ankara et Kiev ont signé un contrat pour construire 500 logements pour les réfugiés tatars qui forment de fait un trait d’union entre les Turcs et les Ukrainiens. Ces derniers sont d’ailleurs reconnaissants envers les Tatars qui combattent les séparatistes du Donbass au sein de l’armée nationale…

Défendue conjointement par Erdoğan et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, cette minorité turcique incarne l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

Rien d’étonnant alors que la Turquie soit en première ligne pour militer que l’Ukraine rejoigne l’Alliance atlantique…

Ainsi depuis 2019 et surtout à partir de la recrudescence des tensions autour de ce pays d’Europe centrale en 2021, Erdoğan a resserré les liens avec Kiev, notamment en lui vendant des drones. Et lors de l’accueil à Istanbul au printemps 2021 de son homologue ukrainien Zelensky, ce dernier s’est engagé à commander 48 nouvelles unités de drones turcs Bayraktar TB2 (utilisés en octobre 2021 pour frapper un obusier russe actionné par les séparatistes pro-russes du Donbass). Une coopération militaro-industrielle plus approfondie a été en outre conclue puisque l'Ukraine, connue pour son solide passé dans l’industrie de l’armement (principalement à Dnipro, la région d’origine de Zelensky), fabriquera des composants du drone turc, tandis que les Turcs fourniront aux Ukrainiens les éléments manquants pour leur finalisation. Pour les stratèges ukrainiens, l’éventualité de réitérer au Donbass l’association gagnante des drones et de l’expertise militaire turcs, comme l’avait fait l’Azerbaïdjan lors du conflit de l’automne 2020 pour la reconquête du Haut-Karabakh, est une option séduisante.

Ce rapprochement turco-ukrainien est peu apprécié par Moscou qui avait déjà suspendu – officiellement à cause de la situation sanitaire – pour quelques mois en 2021 ses vols vers la Turquie, la privant ainsi de la manne touristique russe importante pour Ankara…

La visite à Kiev du président turc le 3 février dernier doit encore accentuer le partenariat entre la Turquie et l’Ukraine qui envisagent de signer un accord de libre-échange entre les deux nations. Ainsi, le volume de leurs échanges commerciaux, qui s'élève actuellement à 5 milliards de dollars, pourrait atteindre les 10 milliards de dollars.

Certes, dans la crise actuelle entre l’Ukraine et la Russie, Erdoğan se targue encore d’entretenir des relations privilégiées avec les deux parties. Jouant les bons offices, il a même proposé sa médiation pour régler le conflit, voulant réunir « les deux dirigeants – Zelensky et Poutine – dans notre pays s’ils le souhaitent », « nous pouvons ouvrir la voie au rétablissement de la paix », a-t-il ajouté le 26 janvier dernier, considérant qu’une invasion russe de l’Ukraine serait une « démarche irrationnelle de la part de la Russie ».

Cette offre a été balayée d’un revers de main par les Russes qui ne sont pas dupes et qui accusent au contraire la Turquie de nourrir « le sentiment militariste » en Ukraine, notamment avec ses ventes d’armes.

En définitive, le jeu d’Erdoğan est clair. Il a été ravi de la défaite de Trump mais pour l’heure, son successeur, Biden, n’a pas encore levé les sanctions économiques visant Ankara. Leurs rapports sont même encore tendus. Or, dans son esprit et afin de revenir en odeur de sainteté auprès des Américains, à plus ou moins long terme, il faut s’aligner sur une administration démocrate viscéralement et idéologiquement antirusse. Et effectivement, le président turc peut retrouver toute son importance dans le retour d’une politique « brzezińskienne » franchement hostile à la Russie. Car c’est bien connu, le rôle de la Turquie est incontournable dans la stratégie de l’OTAN, en Mer Noire et sur le flanc sud de la Russie…

Roland Lombardi est historien, consultant en géopolitique et spécialiste du Moyen-Orient. Il est analyste et éditorialiste pour Fild. Il est l'auteur de plusieurs articles spécialisés. Ses derniers ouvrages sont Les trente honteuses, ou la fin de l'influence française dans le monde arabe et musulman (VA Éditions, 2019), Poutine d'Arabie, comment la Russie est devenue incontournable en Méditerranée et au Moyen-Orient (VA Éditions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire, Chroniques géopolitiques (VA Éditions, 2021).

De Roland Lombardi     @rlombardi2014   

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