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Les deux grenadiers – Die beiden Grenadiere :
La légende napoléonienne vue par Heinrich Heine et Robert Schumann

 

Deux soldats de la Grande Armée revenant de la retraite de Russie, héros d’un poème allemand écrit en 1822 et mis en musique en 1840 par un compositeur allemand qui intègre dans sa partition la mélodie de la Marseillaise… C’est ainsi qu’on peut présenter le lied de Robert Schumann intitulé Die beiden Grenadiere (Les deux grenadiers), numéro 1 de son opus 49, dont le texte parut en 1827 dans le Buch der Lieder (Livre des Chants) de Heinrich Heine. Remarquons aussi qu’il existe de cette œuvre une version instrumentale où le violoncelle remplace la voix chantée – et nous prive ainsi malgré la beauté musicale du résultat de la possibilité de pénétrer vraiment dans l’univers de cette composition à la dimension si particulière.

C’est cet univers que nous allons tenter d’appréhender ici en tant que révélateur symbolique de la popularité de la légende napoléonienne dans l’Allemagne de l’époque de la Restauration, appelée en allemand Biedermeier, celle qui suit le romantisme et marque en théorie le retour à l’ordre bourgeois d’une routine paisible. Mais la poésie romantique et postromantique, ainsi que la musique romantique qui l’accompagne et lui offre une résonance encore amplifiée, gardent toutes deux le souvenir de temps héroïques, aux acteurs animés par des sentiments ardents et prompts à des extrémités que la vie quotidienne des décennies post-napoléoniennes ont (provisoirement) remisés à l’arrière-plan d’un quotidien sans passion.

Le décor est planté d’emblée par la mention de la France, but ultime du voyage de retour des deux grenadiers dont nous apprenons qu’ils ont été prisonniers en Russie. C’est lors de l’étape intermédiaire qui les conduit à travers l’Allemagne que le découragement les envahit, déclenché par une « Mär » – terme choisi pour sa richesse ambivalente puisqu’il peut désigner au choix un récit, un conte, une rumeur – dont seule est indubitable la caractérisation comme « triste », telle que la précise l’épithète « traurige » – n’oublions pas ici qu’en allemand « die Trauer », substantif correspondant à l’adjectif « traurig », désigne carrément le deuil, comme on le constate dans le terme de « Trauerarbeit » (« travail de deuil ») formé par Sigmund Freud.

Mais quelle est cette rumeur si triste qu’elle provoque un sentiment de deuil, de perte irréparable ? Son contenu est décliné en trois étapes successives : la France est perdue – la vaillante armée est vaincue et battue – et enfin « l’empereur, l’empereur [est] prisonnier » ! Plus rien ne manque à la reconstitution du contexte historique : entre retraite de et/ou captivité en Russie, les deux soldats sont en retard sur l’actualité et découvrent seulement à mi-chemin du voyage de retour l’ampleur du désastre, qui est telle que la « klägliche Kunde » – soit « l’annonce (officielle cette fois) déplorable » – les fait pleurer. Ils pleurent « zusammen », soit « ensemble », dans un unisson provisoire que la suite du texte va rapidement faire éclater. Mais à cet instant prédomine encore la déploration commune, dans laquelle un seul facteur de la triple catastrophe est réellement perçu comme définitif et irrémédiable : la répétition « der Kaiser, der Kaiser » – « l’empereur, l’empereur » – suffit à valoriser tant la figure de l’empereur que son destin tragique, alors que la perte de la France, la défaite de l’armée pourraient encore apparaître comme réparables pour peu que l’empereur ait pu conserver sa liberté.

Inutile de prononcer le nom de l’empereur, ni de préciser en quelle année – ou plus exactement après quelle date – a lieu la scène : alors même que nous lisons un texte en langue allemande, il est évident qu’il ne saurait être question que de Napoléon, et que même l’ultime retournement de situation apporté par les Cent-Jours ne saurait changer la situation. Le poème de Heine témoigne ainsi de la qualité de personnage  central de la littérature germanophone qui échoit de plein droit à Napoléon tout au long du XIXème siècle, et dont on trouve un exemple tout aussi éclatant dans le Buch Timur (Livre de Timur) du West-Œestlicher Divan (Divan occidental-oriental) de Goethe où la méditation sur le destin du conquérant présente le parcours de Napoléon dans sa transposition cryptique sous l’aspect de celui de Timur-Tamerlan. La musique de Schumann participe également à l’évocation des campagnes militaires : s’ouvrant dès avant le premier vers du poème par une fanfare au rythme martial mais en mode mineur, elle résume d’emblée de façon lapidaire la dimension héroïque et tragique de la ballade qui va suivre, tout en proposant un rappel symbolique des musiques militaires qui ont rythmé pendant des années l’existence des deux protagonistes. Le motif de fanfare ponctue d’ailleurs le récit du narrateur, tel qu’il se poursuit jusqu’à la mention des pleurs versés par les deux soldats.

Mais c’est alors que le récit laisse la place au dialogue direct, qui débute dans le tempo ralenti amené par l’évocation des larmes. Jusqu’à la fin du texte vont désormais se succéder les déclarations des deux personnages, qui tirent chacun à sa manière la leçon de ce qu’ils viennent d’apprendre. Le début de la restitution en style direct prend encore soin de distinguer entre « der eine » (« l’un ») et « der andre » (« l’autre »), alors que tous deux semblent d’abord partager le même sentiment d’une détresse insurmontable : si le premier est envahi par la souffrance (« wie weh wird mir », soit « comme j’ai mal ») et sent se réveiller sa vieille blessure (« wie brennt meine alte Wunde », soit « comme ma vieille blessure me brûle »), le second considère également que pour lui tout est terminé – « mit mir ist’s aus », soit « c’en est fait de moi » – et partage le désir de mourir de son camarade (« auch ich möcht’ mit dir sterben », soit « moi aussi je voudrais mourir avec toi »). Cependant, il est manifeste ici que ce souhait exprimé au conditionnel ne saurait être qu’un vœu pieux : la réalité (de la famille, de la société) reprend immédiatement ses droits avec la suite de ses paroles « doch hab’ ich Weib und Kind zu Haus’, die ohne mich verderben » (« mais à la maison j’ai femme et enfant, qui sans moi périront »).

Comme annoncé au début de ces réflexions, l’heure n’est plus à la mort héroïque : les soucis du quotidien sont désormais la priorité, la conservation de la vie de l’individu est désormais son devoir suprême dans la mesure où elle seule lui permettra de s’acquitter de ses devoirs envers ceux qui comptent sur lui pour vivre. Sans renier directement l’empereur, le second grenadier ne songe nullement à lui rester fidèle en partageant symboliquement son destin, en le suivant dans la mort comme dans un dernier exil. Si le réalisme bourgeois relègue au rang de rêves infantiles l’aspiration à un destin hors du commun, le premier grenadier, en ce sens le seul héros au sens napoléonien du texte, persiste au contraire dans l’affirmation d’un ordre supérieur qui ne tient aucun compte des entraves de quelque ordre que ce soit. Signe qu’il prend définitivement l’ascendant sur son « frère » (« Bruder »), qui n’est plus là comme on le verra que pour accomplir sa dernière requête, il conserve seul la parole jusqu’à la fin du poème, en commençant par repousser avec mépris l’objection de son compagnon : la radicalité du « was schert mich Weib, was schert mich Kind ! », soit « qu’importent femme et enfants » est justifiée précisément par un « weit bessres Verlangen », soit « un désir bien meilleur (bien plus noble) » par rapport auquel vouer femme et enfant à la mendicité – dans une conformité remarquable avec le destin effectif de nombreuses familles des soldats de la Grande Armée – ne pose nullement un problème : la pierre d’achoppement, le Skandalon indépassable est contenu dans la répétition douloureuse du « mein Kaiser, mein Kaiser gefangen ! » (« mon empereur, mon empereur prisonnier ! ») où la répétition souligne à nouveau l’incrédulité devant le sort proprement impensable échu à l’objet de sa fidélité de soldat. L’appropriation apportée par le passage de l’article au possessif renforce également le sentiment d’une appartenance indissoluble, telle qu’elle va trouver son accomplissement dans la conclusion des paroles du soldat et l’apothéose pleine d’ambivalence que texte et musique vont concourir à mettre en scène.

Dans la demande adressée au « frère », la mort du premier grenadier est considérée comme un fait accompli qui constitue le point de départ de la construction grandiose, voire prophétique édifiée dans son imagination. Le passage au futur introduit par la subordonnée « wenn ich jetzt sterben werde » (« quand je mourrai », le « jetzt » (soit maintenant) indiquant que l’événement ne saurait plus tarder) confère un caractère définitif et irrévocable aux prescriptions concernant le traitement de sa dépouille, énoncée tantôt à l’impératif tantôt au futur proche : le « frère » chargé de la rapporter en France  pour l’enterrer dans la terre de France (« in Frankreichs Erde ») ne doit pas seulement procéder à une inhumation rituelle telle qu'elle revient à tout défunt, mais est expressément désigné pour rendre à son compagnon les derniers honneurs militaires, sa tombe est celle d’un soldat de la Grande Armée avec sa Légion d‘honneur sur son cœur (« das Ehrenkreuz am roten Band », soit « la croix d’honneur au bout de son ruban rouge » telle que Napoléon l’a par exemple décernée à Goethe qui la portait avec fierté) et auquel son frère d’armes prend soin de placer son fusil dans la main et son poignard à la ceinture (« die Flinte gib mir in die Hand / und gürt mir um den Degen »).

Il est exclu cependant que l’histoire s’arrête là, celle du grenadier dans sa tombe comme celle de son empereur emprisonné. Le discours adopte dans sa phase finale le futur prophétique pour décrire tout d’abord un temps de latence, au cours duquel le grenadier dans sa tombe restera certes étendu, mais aux aguets, écoutant silencieusement « wie eine Schildwacht », soit « telle une sentinelle », fonction qu’il a probablement remplie à plusieurs reprises de son vivant et qui est vouée à connaître un prolongement indéfini par-delà la mort. Mais ce n’est pas la venue de l’ennemi que guettera désormais le grenadier dans son tombeau, mais bien le moment où il entendra enfin « Kanonengebrüll / und wiehernder Rosse Getrabe », soit « le fracas du canon et le trot des chevaux hennissants » en tant que signes annonciateurs de l’apothéose résurrectionnelle où le grenadier saura avec certitude que « mon empereur chevauchera sur ma tombe » (« dann reitet mein Kaiser wohl über mein Grab »). Le retour de l’empereur marquera celui des combats et de leurs attributs caractéristiques, puisque « viel Schwerter klirren und blitzen », soit « de nombreuses épées cliquetteront et étincelleront », ajoutant une nouvelle notation acoustique à celles précédemment signalées. C’est sur le plan du discours musical cependant que le retour de l’empereur transcende définitivement toutes les catégories sollicitées jusqu’alors : alors que la tonalité mineure du début a déjà été relayée par le majeur dès l’énoncé des ordres relatifs à l’équipement militaire du défunt, le matériel musical – loin de revenir à la fanfare lapidaire et tragique de l’introduction – implose littéralement pour laisser place dans la partie de piano, puis dans la partie chantée à la mélodie de la Marseillaise, dont les accents accompagnent la description du retour triomphal de l’empereur – qu’il s’agisse de la réalité du retour de l’île d’Elbe ou du phantasme toujours vivant d’un retour du héros immortel par-delà les mers voire la tombe. La citation de la Marseillaise en tant que signe de l’assimilation implicite et immédiate de Napoléon à l’héritage de la Révolution, telle que la réalise Schumann dans le traitement qu’il donne au texte de Heine, est à nouveau symptomatique d’une vision positive de l’empereur en tant qu’incarnation de la liberté et de la modernité, telle qu’elle se rencontre fréquemment chez les poètes de langue allemande du XIXème siècle.

Le dernier mot appartient cependant au grenadier vivant par anticipation sa propre résurrection qui le voit émerger de sa tombe, chargé désormais d’une nouvelle mission à laquelle il ne se dérobera pas : « dann steig ich gewaffnet hervor aus dem Grab / den Kaiser, den Kaiser zu schützen ! », soit « alors je sortirai en armes de ma tombe / pour protéger l’empereur, l’empereur ! ». Alors que le maintien de l’expression au futur renforce dans le texte de Heine le caractère prophétique et inéluctable de l’annonce finale – sans préjudice évidemment de l’appréhension par le lecteur de la dimension illusoire d’une telle prédiction relevant avant tout du « Wunschdenken » (pensée irrationnelle commandée par les désirs) d’un mourant –, la musique de Schumann vient nuancer de façon significative la dimension triomphale de l’accomplissement héroïque : par le ralentissement perceptible du tempo, le retour à un langage instrumental évacuant la mélodie au profit d’une succession d’accords et enfin la césure introduite dans la partie vocale entre les deux syllabes du verbe « schützen » (protéger) – donnant l’impression que le grenadier n’arrive plus à articuler les mots –, elle donne à vivre moins le geste assuré du défenseur de l’empereur que l’effondrement physique du mourant à bout de forces et succombant à ses blessures. La conclusion instrumentale reflète l’évanouissement final en renonçant aux modèles structuraux déjà expérimentés pour leur substituer une arabesque mélodique au profil délibérément évanescent, figure au rythme effacé et dont même la cadence semble rester en suspens, opposant au destin achevé de l’empereur et de son fidèle grenadier l’image d’une traduction musicale se refusant pour finir à toute véritable conclusion – et anticipant par là même le style musical haché, hésitant, estompé du tout dernier Schumann, celui par exemple des Gesänge der Frühe (Chants de l’aube). On est loin maintenant de la fanfare liminaire en mineur dont la structure ramassée annonce déjà le Mahler des « chants de soldats » tirés de Des Knaben Wunderhorn (Le Cor merveilleux de l’enfant), en particulier Revelge (Réveil) dont le rythme lancinant se poursuit au-delà de la mort.

Peu importe au fond que l’on choisisse l’image d’une véritable résurrection exprimée par le texte ou l’irrévocabilité de la mort suggérée par la musique : dans les deux cas, c’est l’attachement indéfectible inspiré par l’empereur à ses soldats que traduit idéalement tant le poème de Heine que la composition de Schumann, faisant des Deux Grenadiers une des contributions les plus spectaculaires à l’édification de la légende napoléonienne, le poème rédigé quasiment sous l’impression immédiate de la mort de l’empereur se voyant sublimé par une musique composée précisément l’année du retour des Cendres.

 

Liens internet

 

Robert Schumann https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Schumann

Heinrich Heine https://fr.wikipedia.org/wiki/Heinrich_Heine

Restauration https://fr.wikipedia.org/wiki/Restauration_(histoire_de_France)

Biedermeier https://fr.wikipedia.org/wiki/Biedermeier

retraite de Russie https://fr.wikipedia.org/wiki/Retraite_de_Russie

Napoléon https://fr.wikipedia.org/wiki/Napoléon_Ier

Grande Armée https://fr.wikipedia.org/wiki/Grande_Armée

Légion d’Honneur https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_national_de_la_Légion_d%27honneur 

Johann Wolfgang von Goethe https://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Wolfgang_von_Goethe

La Marseillaise https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Marseillaise

Gustav Mahler https://fr.wikipedia.org/wiki/Gustav_Mahler

Des Knaben Wunderhorn https://fr.wikipedia.org/wiki/Des_Knaben_Wunderhorn

Revelge https://de.wikipedia.org/wiki/Revelge

Divan occidental-oriental https://fr.wikipedia.org/wiki/Divan_occidental-oriental

Tamerlan (Timour) https://fr.wikipedia.org/wiki/Tamerlan

 

Le texte en allemand et en français

 

Die beiden Grenadiere https://www.lieder.net/lieder/get_text.html?TextId=7542

https://fr.wikipedia.org/wiki/Die_Grenadiere

 

Pour écouter

 

Die beiden Grenadiere https://www.youtube.com/watch?v=uTRnELtTcWY

Die beiden Grenadiere version violoncelle / piano https://www.youtube.com/watch?v=DvKIlzoxVmI

Revelge https://www.youtube.com/watch?v=Y0bvYbu-mCU

Gesänge der Frühe https://www.youtube.com/watch?v=DW_tR5rK8l4

Françoise Salvan Renucci

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