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Lettre ouverte                         A  son Excellence, Mr l’Ambassadeur d’Arabe saoudite à Paris

 

Objet : désinformation sur El ‘Arabyia au sujet de Malek Bennabi

 

                                                     Excellence,

J’ai l’honneur de vous faire part des difficultés nées de la diffusion fin août par la chaîne El ‘Arabyia d’une émission sur Malek Bennabi (1905-1973). L’émission Sidjal, animée par Méchari Edheidi, a invité le professeur Youssef Eddini à présenter ce grand penseur. Les erreurs grossières commises dans cette émission ont fait réagir de très nombreux téléspectateurs. Ceux-ci m’ont envoyé les corrections qui avaient été transmises à la direction de la chaîne par son correspondant à Paris. Deux mois après, aucun de ces démentis n’a été porté à la connaissance des téléspectateurs. Voilà pourquoi je me permets de m’adresser à votre Excellence.

Cette émission a le mérite d’avoir essayé de répondre à l’importante demande de connaissances sur ce théoricien de la Civilisation et apôtre de la Renaissance. Mais, pour avoir été sollicité récemment à faire plusieurs conférences en moins d’un mois, j’ai pu constater l’étonnement de nombreux chercheurs sur la vie et l’œuvre de Bennabi après le refus d’El ‘Arabyia de tenir compte des corrections nécessaires. Non seulement l’animateur et l’invité ne sont même pas fixés sur l’année de la mort de Bennabi, mais le professeur dit que ce dernier serait mort des suites de « l’agression de son voisin »(sic). A ces erreurs factuelles, il a ajouté des jugements à l’emporte-pièce qui révèlent son insuffisante connaissance de l’œuvre de Bennabi, voire son intention de nuire à son image.

Pour avoir rendu visite régulièrement à Bennabi quand il était hospitalisé à l’hôpital de La Salpêtrière à Paris en septembre-octobre 1973, j’apporte un démenti catégorique à cette (dés) information. Son épouse m’a relaté l’évolution de la maladie pour laquelle il a été hospitalisé. A aucun moment il n’a été question d’ « agression de son voisin ». Après une opération chirurgicale qui a fait découvrir un mal incurable, l’équipe soignante a recommandé son rapatriement à Alger où il est décédé le 31 octobre 1973. Tous les frères qui lui rendaient visite démentent le récit de sa mort donnée par El ‘Arabyia.

L’invité d’El Arabyia émet des doutes sur la connaissance de l’arabe par Bennabi. Son erreur sur ce point est aussi grossière que la précédente. Car tous les lecteurs de (et sur) Bennabi savent qu’il avait obtenu le diplôme de la Médersa d’Etat de Constantine, un établissement bilingue où étaient enseignées les littératures arabe et française, le droit musulman et le droit français. C’est cette bonne connaissance de l’arabe qui l’a mis en mesure de traduire lui-même dans cette langue en 1949 son livre « les Conditions de la Renaissance. Problème d’une Civilisation », publié la même année en français. Le manuscrit de cette traduction réalisée par l’auteur à Dreux (Eure-et-Loir) vient d’être publié aux éditions Dar el Fikr à Beyrouth par son élève Omar-Kamel Mesqaoui, qui l’avait pourtant dissuadé ce texte en 1957. En outre, dès son arrivée au Caire au début de la guerre de libération algérienne, Bennabi s’est mis à écrire directement en arabe, comme il l’explique dans la présentation de son livre « la Lutte idéologique dans les pays colonisés ».

L’islamologue Louis Gardet, qui a lu tous les livres de Bennabi, et l’a rencontré, l’a présenté comme un « penseur unique en son genre ». Dans son livre sur le roi Saoud, l’historien français Jacques Benoist-Méchin le considère comme « le plus grand penseur de l’Islam contemporain ». Parlant de son livre « Vocation de l’Islam », le grand arabisant Jacques Berque y trouve une « analyse extrêmement pertinente » des problèmes musulmans par « un penseur algérien moderne ». Régis Blachère juge que Bennabi va plus loin que les cheikhs Mohamed Abdou et Rachid Réda, tandis que pour le sociologue Georges Balandier, « Vocation de l’Islam » est le signe du retour de la « vigueur intellectuelle » absente en terre d’Islam depuis Ibn Khaldoun. Pour sa part, Boutros-Ghali vante les mérites de « l’Afro-Asiatisme - Conclusions sur la conférence de Bandoeng » où, selon lui, Bennabi expose une vision « humaniste » du Non-Alignement.

Ceux qui ont à l’esprit ces jugements élogieux choisis parmi de nombreux autres, ne peuvent souscrire aux tentatives de l’invité de caser à tout prix Bennabi parmi les orateurs de « l’Islam politique », et lui coller des étiquettes comme « wahabite », « Edward Saïd des islamistes ». Sans doute Youssef Eddini est-il trop enfermé dans le cadre étriqué de « Ilm al Maqalat ». Il semble même trop influencé par les islamo-politistes sécuritaires français qui se glorifient d’avoir été consultés par des chefs de services de renseignement orientaux.  Ces politistes sont contestés par leurs pairs ; il leur est reproché d’être fâchés avec l’histoire contemporaine et d’avoir désinformé sur Bennabi et Hamidullah pour les besoins de l’utilisation de la peur.

Des « islamistes » se réclamaient, certes, de Bennabi. Cela fut à l’origine de la réaction d’anti-islamistes qui essayèrent de faire cautionner par son prestige la politique d’exclusion des partis islamistes vainqueurs aux élections régulières. Mais nombreux sont ceux qui contestent ces tentatives de récupération après avoir lu dans « Vocation de l’Islam » les réserves émises sur les « Frères Musulmans » à qui Bennabi reprochait d’avoir renoncé à leur rôle « civilisateur » pour mieux s’engager dans une course pour le pouvoir. En outre, tous les lecteurs ont en mémoire le sérieux reproche adressé en 1956 à Syed Qotb au sujet du changement du titre de son livre « Vers une Société islamique », dont le manuscrit était intitulé « Vers une Société islamique Civilisée ». Bennabi reprochait à ce penseur de croire et de faire croire qu’une société musulmane est nécessairement civilisée. Dans une lettre adressée en 1971 au congrès de l’AEIF (Association des Etudiants Islamiques en France) Bennabi a repris cette qui lui tenait à coeur. Il reproche à l’auteur du livre « la Djahilyia du XX° siècle » un « état d’esprit intégriste » qui l’amène à excommunier (takfir) toute la communauté musulmane, sous prétexte qu’elle est sous-développée.

Il n’aurait pas approuvé non plus ceux qui tentèrent de mettre le prestige de Bennabi au service des putschistes de janvier 1992 qui annulèrent les élections parce que leurs résultats ne leur convenaient pas. La presse dite « indépendante » ouvrit ses colonnes au fondateur d’un micro-parti qui mit sa plume au service des putschistes en essayant de mettre le prestige de Bennabi au service de leur communication. Il chercha vainement à promouvoir un courant « bennabiste » opposable à celui, aux islamistes qui se réclamait de Bennabi. Il suffit de se souvenir de sa conférence de 1960 au Caire, sur « Islam et démocratie » pour être convaincu qu’il n’aurait jamais approuvé l’annulation brutale des élections. En 1967, Bennabi a traduit cette conférence en français pour rappeler qu’il n’était pas satisfait du régime à parti unique. On sait maintenant qu’il s’était prononcé à nouveau pour le pluralisme politique quand dans sa lettre d’ accompagnement de son « Témoignage pour un million de martyrs »(qui fut censuré pendant quarante ans), il a recommandé en mars 1962 à Ben Bella la convocation d’un Congrès à l’image du Congrès Musulman Algérien de 1936 auquel il conseillait d’inviter Messali-Hadj et le Parti Communiste Algérien. Très peu d’« islamistes » pressés d’arriver au pouvoir étaient inspirés par cette ouverture d’esprit.  

Il n’est pas exact non plus de ranger Bennabi parmi les « personnalités inquiètes » (chakhsiates al qaliqa) chères à Abderrahman Badaoui(qui ne le cite pas dans son livre). Il suffit d’avoir rencontré ceux qui le connurent pour être convaincu de la fermeté de sa foi et qu’il « écrivait dans la Sakina », comme dit l’émir Abdelkader (aktoubou bi sakina).

La mention de son opposition à la partition de l’Inde renvoie à ses échanges épistolaires avec Abou l Kalam Azad (le ministre indien de l’Education), dont il fait état dans son grand livre sur la conférence de Bandoeng que l’invité de Sidjal gagnerait à lire. Bennabi partageait l’inquiétude de cet auteur d’un commentaire mystique du Coran sur le risque de voir la décolonisation conduire à une déplorable substitution de « la haine des petits au mépris des grands ». 

Dans le même livre il appelait les élites anticolonialistes à s’élever au niveau de leurs nouvelles responsabilités, sous peine de « faire plus de mal à leurs peuples que le colonialisme lui-même ». C’est cette hauteur de vue qui est à l’origine du grand regain d’intérêt pour les idées de Bennabi dans le monde arabe, dans les pays musulmans et dans le monde entier.

Enfin, Bennabi a critiqué Frantz Fanon et, surtout, ses admirateurs parmi les nouveaux responsables de l’Algérie indépendante. Il reprochait à ce psychiatre qui, après découvert chez ses patients de l’hôpital de l’hôpital de Blida les ravages psychiques de la violence coloniale, d’avoir conceptualisé et, même, sacralisé la Violence anticoloniale. Car, pour Bennabi, le recours à la violence résultait des blocages coloniaux. Mais une fois l’indépendance acquise, « la Nouvelle Edification », décrite dans ses conférences en Syrie et au Liban en 1959-60, exige une culture plus élaborée que celle de la Violence.

L’animateur de l’émission d’El Arabyia et son invité semblent intéressés par le Bennabi de 1932 qui avait une sympathie pour le nouveau royaume wahabite. Ils lui reprochent d’avoir choisi le Caire au lieu de Ryad quand il a quitté définitivement la France en 1956. Ils semblent déçus par sa formule : « le vrai wahabisme a été brûlé par le pétrole… ». Mais est-ce une raison pour désinformer sur son compte ?     

Cette désinformation aura peu d’effets sur ceux, de plus en plus nombreux, qu’intéresse la pensée de Bennabi. Au contraire, cette désinformation nuit gravement à l’image de la chaîne el ‘Arabyia dont Bennabi aurait sûrement vanté les mérites pour son louable rôle dans l’amélioration de la culture historique et politique dans le monde arabe.

Voilà pourquoi, je prie Votre Excellence d’user de son influence pour que la chaîne accepte de porter à la connaissance des téléspectateurs ces rectifications, en attendant d’inviter aux prochaines émissions sur Malek Bennabi des invités choisis parmi ceux qui l’ont lu attentivement et en peuvent en parler avec impartialité.

En vous remerciant à l’avance, je vous prie de croire, Monsieur l’ambassadeur, à l’assurance de ma haute considération.     

Sadek SELLAM. Historien de l’Islam contemporain. A réédité l’essentiel de l’œuvre de Bennabi avec des présentations analytiques en accord avec les ayant-droits.

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Fahad M. Alruwaily

Nous remercions notre ami Sadek Sellam qui nous a transmis sa lettre ouvert à son Excellence, Ambassadeur de l'Arabie Saoudite.

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Malek Bennabi

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Nous remercions le professeur Sadek SELLAM de nous avoir honoré de sa correspondance 

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