MEDIA CORSICA
Le bonheur du couteau
Le 16 janvier dernier, le premier ministre Manuel Valls était l’invité de l’émis-
sion populaire "On n’est pas couché". Dans la même soirée était invité un
jeune humoriste, encensé par les critiques pour son nouveau spectacle et
son humour décapant. Soit. Il est de bon ton de réaliser désormais des émis-
sions où les invités sont tous issus de métiers différents, où les sujets abor-
dés qui se suivent n’ont rien à voir les uns avec les autres, -cinéma, politique,
migrants, humour, littérature, attentas, musique et faits divers : et oui, que
voulez-vous, la cohérence est ennuyante.
Soit. Mais lorsque l’on assiste au débordement des frontières, où un sujet
empiète sur l’autre et où un invité intervient dans un domaine qui n’est pas le
sien; ce n’est pas seulement que sans transition aucune on passe du grave
au léger, de l’anecdotique au sérieux, du drôle au dramatique, non, c’est
bien pire : on se trouve face à l’incompétence. Car, il faut bien le dire, être
politicien, ou écrivain, ou humoriste, cela requiert un apprentissage et, se
croire autorisé à intervenir dans un domaine autre que le sien propre c’est s’exposer au ridicule. C’est ce qui s’est passé ce soir là, où le jeune humoriste s’en prend manu militari au premier ministre, en lui expliquant comment faire son métier de politicien.
Le fait en lui-même ne tient qu’à deux causes : d’une part, la mixité, le mixage, le mélange, en un mot, la confusion de tous les sujets d’actualité que l’on trouve dans les médias en faux continu ; et d’autre part, cette propension énorme à croire que tout, absolument tout, doit être l’objet de commentaires. On peut, et on doit, tout commenter. Même ce qui ne nous regarde pas. Il faut avoir son mot à dire. Même si son mot n’est pas le sien, même si c’est celui de l’opinion la plus commune. Avant l’ère numérique, le commentaire était encore un acte savant, il était biblique, littéraire, épistolaire, professoral. Celui qui commentait avait non seulement compris la signification du texte qu’il avait à commenter, mais plus encore: son commentaire allait ajouter un sens caché, une signification originale et non encore perçue, un implicite textuel, une compréhension nouvelle: commenter signifiait alors interpréter.
Aujourd’hui, Facebook nous demande de ‘’laisser un commentaire’’. Les sites d’avis sur la qualité des hôtels, des médecins, des restaurants, des films, nous demandent de commenter : donner son avis est désormais l’affaire du plus grand nombre. Pas étonnant, alors, de voir qu’un simple humoriste se croit autorisé à commenter une tache ministérielle dont il n’a par ailleurs aucune idée. Il avait juste soif, aurait dit Nietzsche bien volontiers, il avait juste soif du bonheur du couteau. La tentation très simple de se faire applaudir pour une mise à mort symbolique.
Et c’est finalement là que se tient le plus étonnant : l’assentiment du public. Immédiat, entier, terrible : on est aux jeux du cirque et les spectateurs en redemandent. Car il suffit aujourd’hui de maltraiter un politicien pour se faire aimer du peuple. C’est tellement facile, et puis, un commentaire, une critique, une attaque, un coup de couteau (un mot quoi!) juste comme ça, en passant, c’est autorisé, non ?
Oui Monsieur, mais dites-moi : qui aurait cru qu’avec la démocratisation du commentaire, le sens du ridicule aurait disparu ?