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Jean-Claude Rogliano

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ecrivain et réalisateur de films documentaires français né en 1942 à Bastia.

Autres articles :

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Roumanie, Solidarité et Corse...

 

L'esprit de solidarité des Corses, cette capacité à porter assistance à l’autre, quel qu’il soit, c’est paradoxalement hors de l’île que j’en ai ressenti comme jamais l’influence. C’était ce décembre 1989, quand un vent de liberté s’était mis à souffler sur les pays de l’Est.

Les regards du monde entier étaient tournés vers la Roumanie qui se soulevait contre la dictature de Ceausescu. En même temps, on découvrait la grande misère où le conducator avait réduit les habitants. De toute l’Europe, des convois humanitaires y convergeaient pour leur porter assistance. Appartenant à des organisations gouvernementales ou non, les hommes et les femmes qui les composaient formaient des groupes structurés et, pour beaucoup, préparés à intervenir dans des situations extrêmes.

En Corse, la plupart de ceux qui faisaient partie de ce convoi ignoraient tout de l’humanitaire et c’était l’île entière qui s’était mobilisée. Je me souviens de ce matin où R.C.F.M. avait supprimé ses émissions habituelles afin que, la journée durant, le journaliste Jean-Paul Luciani batte le rappel. Il demandait qu’on apporte sur les quais du port de Bastia des produits de première nécessité pour une population qui manquait de tout. En même temps, il faisait appel à tous ceux qui pouvaient proposer des moyens de transport. Aussitôt, le port s’était trouvé envahi de gens venus jusque des points les plus reculés de Corse dont il n’était pas le moindre village qui n’ait répondu à l’appel. Le long des quais, sur les enfilades de planches posées sur des tréteaux, ils entassaient des paquets et des boîtes en carton tandis que des camions venaient déposer des palettes de produits alimentaires offerts par les grandes surfaces. Bientôt s’élevait une montagne de vêtements, de couvertures, de jouets, de vivres et de médicaments tandis que se formaient des chaînes humaines pour les acheminer vers les camions, les fourgons et véhicules tous-terrains qui allaient entreprendre le voyage.

La veille, j’avais décroché mon téléphone pour répondre à l’appel de la radio. La standardiste m’avait demandé : « Vous avez les nerfs solides ? » Elle avait posé la même question à tous ceux qui avaient appelé et à laquelle nous étions quatre-vingt-quatorze à répondre que nous le pensions. Médecins, agriculteurs, ouvriers, commerçants, pompiers, enseignants… quatre-vingt-quatorze convoyeurs représentaient toute la société insulaire.

A voir les convois humanitaires qui, revenaient de Bucarest ou de Timisoara ou qui nous dépassaient pour s’y rendre, nous découvrions le formidable esprit de solidarité partagé par chaque pays d’Europe. Mais peu à peu, nous apparaissait ce qui, chez nous, faisait notre originalité. Notre convoi était si long que des policiers des différents pays traversés devaient nous ouvrir le chemin. Cela n’était pas utile pour les autres convois.  Chacun d’eux représentait des régions de plusieurs millions d’habitants, beaucoup d’entre elles infiniment plus riches que la nôtre. Français, Italiens, Espagnols, Hollandais, ils étaient composés pour la plupart de trois ou quatre véhicules, tout au plus d’une dizaine. Et nous les Corses, avec notre région parmi les plus pauvres et avec nos deux cent soixante mille habitants à peine, nous avions franchi la mer avec quarante-deux véhicules qui se traînaient, tanguant sous leur chargement. C’est seulement d’une halte à l’autre, que nous commencions à nous apercevoir de l’étonnement qu’ils suscitaient quand  nous nous regroupions autour du tous-terrains où se trouvait notre poste émetteur-récepteur. C’était le moment où nous recevions des messages de nos familles mais aussi les informations sur l’évolution de la situation par les radioamateurs en contact avec les différents convois convergeant vers la Roumanie. Au début, entre d’autres messages, on entendait des voix parlant d’un convoi hétéroclite aux airs de croisade poussive. A un arrêt suivant, d’autres voix évoquaient le nombre impressionnant des véhicules qui la composaient. Aux étapes suivantes, à notre grande surprise, parfois en d’autres langues, se multipliaient les messages enthousiastes où l’on entendait « Courage ! » « Bravo les Corses ! » « C’est formidable ! »

L’Italie, la Yougoslavie, la Hongrie…

Sur une route sans fin, semi-remorques flambant neufs ou fourgons à bout de souffle roulaient, et la poussière, la boue et la fumée des gaz d’échappement les noircissaient peu à peu. Ils roulaient… Et les hommes qui les pilotaient ne savaient pas que, tant la raison qui les avait jetés sur des routes sans fin que l’allure chaotique de cette caravane, en faisaient le plus extraordinaire convoi humanitaire jamais imaginé.

L’étonnement de ceux qui en apprenaient l’existence avait pour cause la spontanéité de cet élan qui, à travers nous, participait de l’aventure d’une île entière. Ils ne pouvaient percevoir les effets d’un mécanisme ancestral dont le flot du temps n’avait pas tout à fait corrodé les ressorts et, comme en écho d’une révolte oubliée, dont le renversement d’un tyran avait remis en mouvement les rouages. Cet héritage atavique reçu de Sambucuccio, même à nous, était réfractaire à toute interprétation rationnelle parce qu’enfoui à notre insu au plus profond d’entre nous. Il nous révélait seulement l’étendue de notre inaptitude à l’indifférence.

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