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Jean-Claude Rogliano

 

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Ecrivain et réalisateur de films documentaires français né en 1942 à Bastia.

 

 

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ORS'ANTO' ET LES PANDORES


Ce conte est tiré d’un fait réel.

Je l’ai écrit après avoir écouté le récit d’un villageois qui avait fait profiter de sa charrette à deux gendarmes pour leur éviter une pénible marche et comment l’un d’eux l’avait remercié. C’était au temps où, dans les écoles, parler corse nous valait des volées de coups de règle. Aussi anecdotique soit le fait, ce que son dénouement contient de symbolique, indique combien conserver sa langue sert aussi à résister à la répression.

 

 

Ce dimanche-là, c'était la foire, au col de Pratu, et on avait permis à Santu d'accompagner Ors'Anto'.

Ors'Anto'... Porté par le bonhomme, c'était à la fois un nom et un surnom ! De l'ours, en effet, il avait la force, la rudesse et parfois même le rugissement. En outre, rouge de trogne et noir de regard, il était pourvu d'un nez auprès duquel les faux nez de mi-carême, énormes et violacés, eussent été de pâles imitations.

Ils étaient partis à l'aube, et Turcu, le mulet, allait trottant, tout empanaché de queues de renards, envi­ronné de la musique des grelots et des mouches.

Aux endroits les plus ravinés par les pluies d'hiver où le chemin semblait se secouer pour s'en débarrasser, la voiture, tremblant et geignant de toute sa carcasse, se mettait à hoqueter comme de peur. On entendait alors, isous la banquette, s'entrechoquer les bibelots qu'Ors'Anto' allait vendre dans les foires. Car il fallait dire qu'Ors'Anto' était un artiste. Charretier de son état, l'été venu il transformait sa charrette en calèche pour transporter de leur hôtel aux eaux d'Orezza les curistes qui logeaient dans les villages environnants. Dans ses pérégrinations, il recueillait les plus belles souches de bruyères et les plus belles branches d'olivier. Il les fai­sait sécher longuement à l'ombre, puis il en choisissait une et la tournait et la retournait dans sa main jusqu'à ce que se produise le coup de foudre entre la fibre et son imagination créatrice, et l'on ne savait finalement pas qui, du bois ou de l'homme, avait décidé de la nature de l'objet qui émergeait de la masse brute.

Un troisième élément intervenait pourtant dans l'ins­piration du charretier que l'on ne pouvait nommer autrement qu'un sens commercial hautement déve­loppé. Car tous les objets qu'il fabriquait avaient une destination utilitaire bien précise qui allait du casse-noisettes à la pipe, du rond de serviette au tire- bouchon, du bougeoir au plateau à fromage.

C'est ainsi qu'Ors'Anto' occupait ses loisirs, arrondis­sait son pécule et suscitait l’admiration de Santu. Lui- même avait pris l'enfant en sympathie et, depuis long­temps, son air bourru et sa voix caverneuse ne l’intimi­daient plus.

D'une famille d’exilés comme c'est le cas de beaucoup d'insulaires, c'était le premier été où Santu découvrait son village et il ne savait pas encore parler corse. Ors'Anto' avait entrepris de lui en apprendre les pre­miers rudiments. En même temps qu'il lui indiquait les lieux où avaient pris naissance les révoltes contre les Génois, où s'étaient livrées les escarmouches et les batailles contre ces occupants et quelques autres, ce matin-là il lui faisait répéter après lui le nom de tous les oiseaux, les arbres et les fleurs qu'ils rencontraient. Des arpèges de mots savoureux aux nuances infinies dont l'acidité, la rugosité ou la tendresse s'accordaient à ce monde découvert depuis quelques jours à peine. C'est ainsi qu'à chaque tour de roue, un paysan illettré qui maniait la concordance des temps avec un naturel dont ses professeurs de français auraient été incapables, à un petit garçon revenu de l'autre côté de la mer, faisait retrouver sa langue et sa terre.

Quelquefois, pourtant, à une embardée trop brutale ou à un caprice de la bête, Ors'Anto' égrenait, toujours dans le même ordre, une série impressionnante deparoles qu'il refusait obstinément de traduire. Santu déduisait avec respect qu'il s'agissait de formules incan­tatoires destinées à conjurer le mauvais sort. Ils en avaient bien besoin, sur cette route un peu folle, avec ses brusques tours et détours, ses plongées vertigi­neuses et son obstination à longer des précipices mugissant d'eaux furieuses, à les franchir sur des ponts si vieux que seule l'étreinte du lierre semblait empêcher de crouler.

Ils étaient encore à une heure du col et le soleil était déjà haut. Après quelques gros dos, la route se faisait plus douce.

Ors'Anto' relâcha les rênes. D'une musette affalée à ses pieds, il tira une miche, une saucisse, et ils se mirent « à table ». Le mulet, livré à lui-même, avait ralenti son allure. Du crochet planté dans une ridelle, le charretier détacha une gourde patinée. L'élevant au- dessus de sa tête, il en fit jaillir un jet de vin qu'il but sans en perdre une goutte. Puis il tendit la gourde à Santu.

Tout fier de boire du vin comme un homme, Santu essaya de l'imiter en renversant la tête en arrière, ava­lant de travers le peu de vin qui ne lui coula pas dans le cou.

Ils venaient de dépasser un troupeau de chèvres quand ils aperçurent, au loin, deux gendarmes mar­chant côte à côte, traînant la jambe.

Quand ils les eurent rejoints, ils firent signe à Ors'Anto' de s'arrêter

Le charretier tira sur les rênes :

- Allez, montez !

- Vous tombez bien, dit l'un d'eux en s'épongeant le front, avec ce soleil, le. chemin commençait à être long.

Les gendarmes et Ors'Anto' s'étaient mis à bavarder, parlant de la sécheresse, de l'abondance des curistes cette saison, des villages que leurs habitants désertaient un peu plus chaque année.

Le plus âgé était grassouillet, avec dans ses petits yeux un regard qui avait l'air de toujours suspecter quelqu'un. Sa peau blanche, luisante, et sa moustache tombante et pauvre en poils, lui donnaient un air de phoque grincheux. Affecté depuis peu dans l'île, son accent pointu tranchait avec celui de son compagnon, natif du canton. Il se mêlait peu à la conversation, comme s'il observait une prudente réserve ou s'il atten­dait d’en savoir davantage pour confondre ses inter­locuteurs.

L’autre avait un nez en bec d'aigle et aussi un peu le regard. Il avait l'accent de la montagne et il émaillait ses propos d'expressions corses quand il s'adressait à Ors'Anto'. A l'inverse de son chef, il parlait autant qu'une brigade.

A un cahot, la musette s'entrebâilla, laissant appa­raître le saucisson, tandis que, suspendue à son cro­chet, la gourde se mit à se balancer avec plus d'insis­tance. Tout en causant, les gendarmes lorgnaient de plus en plus dans leur direction.

Avec l'air de ne s'être aperçu de rien, Ors'Anto' leur dit :

- Que diriez-vous d'un petit casse-croûte?

Le chef refusa poliment.

- Pendant le service... murmura l'autre, faiblement, sans quitter la gourde des yeux.

Mais Ors'Anto’ déjà la leur tendait, sortait le pain et découpait le saucisson.

Le col n'était pas loin. Déjà, on entendait les coups de fusil du tir au coq.

- Les chasseurs à la manque commencent tôt avec leur volaille, dit Ors'Anto'. On dirait qu'il y a déjà beau­coup de monde.

(...) suite et fin le mois prochain...

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