MEDIA CORSICA
Cynthia Fleury
Vit à Paris
La chronique de l'Huma offerte par Cynthia Fleury
Psychanalyste et philosophe française, enseigne la philosophie politique (en qualité de research fellow et associate professor) à l'American University of Paris 3, est également chercheur associé au Muséum national d’histoire naturelle.
Les Irremplaçables
C'est un livre sur la non-linéarité de la vie (...), un livre de moitié de vie. Mais tous les livres de moitié de vie sont des livres de fin de vie. La mort nous a cernés depuis longtemps, et avant la fin de l’enfance, chacun d’entre nous a fait connaissance avec elle. Peut-être est-ce la définition de la fin de l’enfance ?
Editions Gallimard - 224 pages
Nous ne sommes pas remplaçables. L’État de droit n’est rien sans l’irremplaçabilité des individus. L’individu, si décrié, s’est souvent vu défini comme le responsable de l’atomisation de la chose publique, comme le contempteur des valeurs et des principes de l’État de droit. Pourtant, la démocratie n’est rien sans le maintien des sujets libres, rien sans l’engagement des individus, sans leur détermination à protéger sa durabilité. Ce n’est pas la normalisation – ni les individus piégés par elle – qui protège la démocratie. La protéger, en avoir déjà le désir et l’exigence, suppose que la notion d’individuation – et non d’individualisme – soit réinvestie par les individus. 'Avoir le souci de l’État de droit, comme l’on a le souci de soi', est un enjeu tout aussi philosophique que politique. Dans un monde social où la passion pour le pouvoir prévaut comme s’il était l’autre nom du Réel, le défi d’une consolidation démocratique nous invite à dépasser la religion continuée qu’il demeure. Après Les pathologies de la démocratie et La fin du courage, Cynthia Fleury poursuit sa réflexion sur l’irremplaçabilité de l’individu dans la régulation démocratique. Au croisement de la psychanalyse et de la philosophie politique, Les irremplaçables est un texte remarquable et plus que jamais nécessaire pour nous aider à penser les dysfonctionnements de la psyché individuelle et collective.
Cynthia Fleury : “Etre courageux, c'est parfois endurer, parfois rompre”
Philosophe et psychanalyste, elle insiste sur l'importance pour chacun de construire son propre destin. C'est à cette condition que la démocratie sera sauvegardée.
Quand elle était jeune doctorante en philosophie, Cynthia Fleury rêvait à une existence en retrait, consacrée à la recherche et à l’écriture, loin du brouhaha de la cité... La vie en a décidé autrement, et la jeune femme a progressivement appris à occuper le devant de la scène. Pour s’engager tous azimuts. La petite quarantaine, habituée des débats et appréciée des médias pour son verbe tranché et la clarté de sa vision, Cynthia Fleury cumule aujourd’hui les activités :
chercheur en philosophie politique et psychanalyste, elle enseigne à l’American University of Paris. Membre du Comité consultatif national d’éthique, elle fait également partie du think tank de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme et intervient dans le cadre de la cellule d’urgence médico-psychologique de Paris (Samu). Depuis ces différents postes d’observation, la philosophe constate les dérives et les dysfonctionnements propres à l’individu et à la démocratie, à l’heure où, la crise aidant, chacun se replie sur soi. Comment y remédier ? Comment remettre le sujet au cœur du collectif ? C’est à ces questions brûlantes que s’attelle son nouvel essai, Les Irremplaçables, qui prolonge la réflexion entamée dans Les Pathologies de la démocratie et La Fin du courage.
Pourquoi ce titre, Les Irremplaçables, qui oriente le lecteur vers un horizon romanesque ?
La littérature est bien plus puissante que la philosophie puisqu’elle ne produit pas de discours doctrinaire, figé. Avec ce titre romanesque, j’ai voulu évoquer le récit de soi, la puissance créatrice de chacun. Un être irremplaçable est en effet quelqu’un qui s’engage dans un processus d’individuation, autrement dit dans la construction de son propre destin. Le livre est publié au sein de la collection Blanche de Gallimard qui, en dehors de la fiction, a toujours connu une tradition d’existentialisme philosophique, avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, etc. Cela faisait sens d’investir le thème de l’irremplaçabilité de façon existentielle et ouverte, alors que la théorisation philosophique donne un sentiment de clôture. L’enjeu, c’était d’entrer dans cette dynamique d’engagement et de créer une responsabilité pour chacun de nous : comment ce destin individuel alimente-t-il un destin plus collectif ? Voilà la question essentielle.
Vous vous inscrivez dans le champ de la philosophie politique ; la démocratie est au centre de votre réflexion.
Oui, et les irremplaçables, au départ, c’était pour moi les démocrates. Si je parle précisément d’engagement, c’est que je ne vis pas dans cette illusion de la pérennité démocratique. A l’heure où les intégrismes, les fascismes et les populismes prolifèrent, le souci de la durabilité démocratique apparaît ; comment protéger la démocratie ? Comment fait-on pour que les individus aient le souci de conserver l’Etat de droit ? Je me suis rendu compte qu’un individu qui n’a pas travaillé à faire émerger une juste individuation ne se souciera pas de préserver la démocratie. Le souci de soi et le souci de la cité sont intimement liés.
De quelle façon ?
L’individuation et la démocratie fonctionnent à mes yeux comme un ruban de Möbius, comme les deux faces d’une même réalité. Bien sûr, l’Etat de droit produit les conditions d’émergence d’un individu, mais il ne perdure qu’à la condition d’être revitalisé, réinventé, réformé par les sujets libres. Si l’Etat de droit ne demeure qu’une réalité formelle, il entraîne une déception considérable qui le met en danger. Il doit donc s’incarner, et ce corps de l’Etat de droit, c’est celui des différents individus qui le composent. Mais, ces dernières années, le néolibéralisme a défiguré l’Etat de droit et désingularisé les sujets. L’Etat de droit signe là son arrêt de mort : car seul un sujet bien individué se soucie de le protéger, et non pas le sujet aliéné que l’on côtoie actuellement.
“La construction de l’Etat de droit, c’est l’aventure de ce fossé entre les principes et les pratiques.”
Vous évoquez ainsi la dérive « entropique » des démocraties contemporaines. De quoi s’agit-il ?
En thermodynamique, l’entropie mesure l’état de désordre d’un système : elle croît lorsque celui-ci évolue vers un désordre accru. Or, depuis une trentaine d’années, les démocraties occidentales sont traversées par une dynamique de travestissement, de marchandisation délirante et sans précédent, qui fait de nous des entités interchangeables, remplaçables, mises au service de l’idole croissance. Chacun peut en faire l’expérience, que ce soit dans l’univers de la finance, de la consommation, de l’écologie, à travers tous ces phénomènes de captation, de rationalisation extrême, de rentabilité outrancière qui ne s’interrogent ni sur leurs présupposés ni sur leurs attendus. Mais l’expression d’entropie démocratique, c’est encore autre chose, cela renvoie au désordre interne de la démocratie, à ses dysfonctionnements qui relèvent de sa nature même. Cela, Tocqueville l’a parfaitement analysé en définissant ainsi la démocratie : de bons principes, théoriquement justes et éthiquement acceptables, qui produisent des effets pervers. La construction de l’Etat de droit, c’est l’aventure de ce fossé entre les principes et les pratiques.
Pourriez-vous donner un exemple ?
Chez Tocqueville, les principes se changent en passions ; ainsi, la passion du principe d’individuation, c’est l’individualisme. Le sujet individualiste est passionné par lui-même, autocentré, replié, grisé par l’ivresse de soi, alors que le sujet individué met en place un regard sur le monde extérieur, déploie et assure un socle, une assise, qui lui permet d’entrer en relation avec ce qui l’entoure. L’aventure de l’irremplaçabilité, la voie de l’individuation, ressemble ainsi sous maints aspects à celle de la dépersonnalisation. Il ne s’agit pas de devenir une personnalité, d’être dans la mise en scène de l’ego. L’enjeu est au contraire relationnel : il s’agit de se décentrer pour se lier aux autres, au monde, au sens.
Comment accéder à cette individuation ?
Faire advenir du temps pour soi n’est pas gagné d’avance. C’est une exigence permanente. Pour se connaître soi-même et accéder à la qualité de présence qu’il doit au monde, le sujet doit passer par trois dynamiques de connaissance et de comportement, qui sont autant d’épreuves du feu : l’imagination, la douleur et l’humour. Avec la première, l’imaginatio vera, le sujet produit une imagination vraie, qui est « agente », qui crée du réel. Cette faculté de l’âme et du cœur, aux confins du monde sensible et du monde intellectuel, est une puissance de création inouïe. A cet égard, l’espace imaginaire, littéraire, est vraiment l’espace de configuration du réel ; il n’est en rien déréalisant, comme on le croit parfois. C’est lui qui nous permet de verbaliser et de comprendre ce qu’est le réel. La deuxième faculté, le pretium doloris, soit le prix de la douleur, nous enseigne que le geste de la pensée a un prix et que l’accès à la vérité peut être une expérience douloureuse. Le procès de Socrate en est le symbole même : connaître et se connaître impliquent d’être en risque.
Qu’en est-il de l’humour ?
La vis comica, la force comique, opère un effet de décentrement, de distanciation qui fait surgir la conscience réflexive. La puissance de l’humour nous permet d’attraper l’absurdité du réel, ainsi que notre propre insuffisance et manque. Alors qu’on découvre l’absolue inanité, vanité, stupidité du sujet, on parvient quand même à en faire quelque chose. Cela est essentiel dans le processus d’individuation, qui est d’abord une conscience du manque, alors que l’individualisme, infatué par sa pseudo-toute-puissance, a totalement oublié qu’il était manquant. L’individuation, c’est une épreuve du réel, un accès à la vérité. C’est un dire qui s’oblige et non qui oblige, et qui rend ainsi le sujet fidèle à lui-même, irremplaçable. C’est une parole donnée, un effort que déploie l’individu pour se lier au discours qu’il énonce.
Le courageux, au centre de votre essai
La Fin du courage, c’était déjà pour vous un sujet irremplaçable ?
Oui, irréductible aux autres, puisque le courageux ne délègue pas à d’autres le soin de faire ce qu’il y a à faire. Dans La Fin du courage. La reconquête d’une vertu démocratique, je montre comment l’éthique du courage est un moyen de lutter contre l’entropie démocratique. Cette vertu, qui réarticule l’éthique et le politique, est tout à la fois un outil de protection du sujet et de régulation des sociétés. Dans l’intimité profonde que le sujet courageux entretient avec sa conscience, il y a la qualité d’un engagement public, pour les autres. On peut être seul, voire contre les autres, quand on fait un acte courageux, mais ce geste préserve toujours une qualité de lien avec la communauté. Dans la vie de tous les jours, être courageux, c’est parfois endurer, parfois rompre ; c’est quitter un travail quand on est empêtré dans une situation perverse. Sur un plan plus historique, la palette va des leaders politiques comme Nelson Mandela aux lanceurs d’alerte d’aujourd’hui.
“Il n’y a pas de projet démocratique sans projet éducatif”
Individuation, courage : vos recherches croisent l’individuel et le collectif, la psychanalyse et la philosophie politique.
Comment êtes-vous devenue psychanalyste ?
J’ai d’abord commencé une analyse assez jeune, vers l’âge de 17 ans. Je n’avais alors pas du tout en tête l’idée de devenir analyste ! Puis mon travail d’enseignant-chercheur en philosophie politique s’est fixé sur la question des dysfonctionnements, notamment au moment où j’ai écrit Pretium doloris et Les Pathologies de la démocratie. Réfléchissant à la souffrance au travail et aux passages à l’acte qui l’accompagnent parfois, j’ai été amenée à collaborer avec des médecins du travail, des cliniciens. J’ai eu envie de sonder de façon plus directe la parole de l’individu. C’est ainsi que je suis devenue psychanalyste. J’ai commencé mes sections cliniques en 2007 et reçois des patients de façon régulière depuis 2009. Je me suis vite rendu compte que les séances étaient consacrées à un discours sur le réel, sur la société : le travail, la mondialisation, le terrorisme, les religions, etc. Il fallait creuser pour retrouver un discours sur les parents, sur la famille.
Quelle place cette activité tient-elle dans votre quotidien ?
Je consulte toutes les fins de journée et les week-ends. C’est une partie déterminante de mon travail aujourd’hui, et cela viendra s’infiltrer encore davantage dans mon écriture à l’avenir. J’ai le sentiment que ce sur quoi je cherche le matin ou ce sur quoi j’enseigne l’après-midi, le soir, je l’entends formulé d’une autre façon, plus clinique, comme si la philosophie soudainement se dotait d’un terrain, alors qu’elle n’en a généralement pas. L’entropie démocratique dont nous parlions, j’en mesure chaque jour les effets en tant que psychanalyste : les individus se sentent découragés, broyés par l’Etat de droit qui serait censé les protéger. En prendre conscience, c’est déjà s’en extraire.
Le fait d’être une philosophe assez médiatisée influence-t-il votre travail de psychanalyste ?
Cela interfère nécessairement, avec des résultats très différenciés selon les patients. Avec ceux qui vous connaissent déjà, un phénomène de transfert vous précède. Or le transfert, soit les projections émotionnelles que l’analysé fait sur l’analyste, c’est quasiment magique... Même si cette situation nécessite des réajustements, elle peut être très efficace car elle donne tout d’un coup une espèce de vitesse à l’analyse, vu que tout un travail s’est fait ailleurs. A l’inverse, il y a ceux qui ne vous connaissent pas en dehors du champ confessionnel de la séance et qui vous redécouvrent ensuite dans un champ du social et, là, les réactions sont diverses. Comme nous vivons une époque en mal de reconnaissance, cela me semble plutôt aider ; il y a là aussi un phénomène de transfert – mon psychanalyste étant reconnu, je me sens moi-même pris dans cette sphère de reconnaissance. Ce sont des quiproquos, des malentendus, mais ce n’est pas grave, ce sont toujours des portes d’entrée dans l’analyse. Cela est très vrai pour les jeunes patients de moins de 18 ans, avec qui c’est toujours compliqué car, si certains viennent d’eux-mêmes, d’autres le font parce que leurs parents le souhaitent.
La fin des Irremplaçables est consacrée à l’éducation. Pourquoi ?
Il n’y a pas de projet démocratique sans projet éducatif, tout à la fois familial et social. Si intime soit-elle, liée à l’amour irremplaçable qui unit parents et enfants, l’éducation reste l’entreprise publique majeure. A cet égard, le temps de la transmission est un temps très particulier, un temps qui s’étire. Les enseignants le savent bien : vous avez deux heures seulement, vous avez le sentiment que c’est ridicule, mais, en fait, on bascule dans un autre espace-temps qui est un espace symbolique. Il s’est joué là un déclic, le début de quelque chose ; l’attention, l’autonomisation, l’émancipation, la conscience critique. C’est dans cet espace que surgissent les prémices de l’individuation. Il ne faut toutefois pas se leurrer : cela nécessite du travail, de la discipline. La discipline, ce n’est pas de la soumission qui nous transforme en mouton, en chaînon, en suiveur : c’est un savoir-faire, un geste technique, une manière d’être, qui nous rend plus libres.
A lire :
Les Irremplaçables, éd. Gallimard, 218 p., 16,90 €.
La Fin du courage, éd. Le Livre de poche, 192 p., 6,60 €.