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Les cent jours  par jacques Mondoloni

Il pleuvait,  la pluie sur la boue épaisse, dans les phares les trombes d’eau qui soulevaient sa Twingo  -  Hervé pensa au livre

d’histoire qu’il avait lu en prison - « Les Cent Jours » choisi car il y avait vu une  réduction de peine.  

Il avait déjà lu des livres, au collège il se réfugiait à la Docu, le nez dans les dicos, son favori le Robert analogique avec tous

ces mots inconnus,  mais les délinquances, et les punitions sous forme de Travaux d’Intérêt Général, (les fameux TIG),

demandaient du temps, ne lui laissaient pas de loisirs, à peine un coup d’œil à la télé.

Le récit de la fuite du roi Louis XVIII et du retour de Napoléon en 1815 l’avait intéressé, car faussant compagnie au Jap  et à ses

chiens de garde, les conseillers pénitentiaires, il était entré dans la peau du personnage royal.

Comme le roi il se rendait à Gand.  A Gand  où Riton, du voyage, avait caché son magot  - une cachette dans la tombe de ses

grands parents au  cimetière communal - à la différence de Louis XVIII qui trottait dans son carrosse avec le trésor du royaume

(les bijoux de la couronne) sous la menace des troupes passées à Napoléon. 

Deux siècles plus tard, même temps épouvantable, le vent retournait les essuie glaces, des flaques d’eau giflaient la vitre dans un bruit de tambour, la route disparaissait de sa vue,   il avait failli verser dans le remblai vers Senlis, tamponner une voiture zigzagante qui allait en sens inverse. Et les éclairs de l’orage, jusqu’à l’incandescence qui rendaient illisibles  les panneaux indicateurs : des kilomètres qu’il ne percevait  plus la direction Péronne, parfois il avait la sensation d’avoir quitté la chaussée, d’être sur un chemin de terre, une de ces anciennes

drailles qui longeait la rivière, où il avait peur de tomber ou de s’emboutir.

 

Pa s de cortège, d’escorte de nobles pour lui tailler la route, et il  ne pouvait compter sur Riton :  malgré la tempête et le boucan, il dormait à l’arrière de la Twingo – il pouvait dormir dans le bruit et la fureur d’une bagarre, entre deux bouchées de hamburger -  c’ était un môme remuant en mode actif mais se transformant en grand bébé dans le sommeil. Et puis il n’avait pas de permis, bien qu’il affirmât le contraire : Riton  mentait sur son âge, son dossier des TIG indiquait qu’il avait 17 ans – certes Hervé aurait pu le réveiller et lui refiler  le volant, mais Riton en plus de ne pas savoir  conduire ne voulait pas en fait apprendre  - à force de désherber les voies ferrées désaffectées de la SNCF,  c’était là qu’ils s’étaient connus, devenus comme frères,  Riton rêvait d’être conducteur de locomotive : ah ! rouler  en sifflant sur le décor, cracher sa revanche, écraser, saigner   tous les types à casquette s’élançant vers les rails.

Il aurait pu cependant secouer Riton pour qu’il lui tienne compagnie, car la fatigue le gagnait, surtout mal aux yeux - dans la nuit cinglante il voyait trouble, les phares d’une voiture éloignée se dédoublaient, semblaient même soulevées par l’orage, et une camionnette, dans la circulation raréfiée, qui l’avait dépassé avait semblé l’avaler dans le champ du rétroviseur.

C’était un combat de chaque instant pour rester sur la route,  et qui sait ? Riton, à ses côtés, aurait pu avoir peur, et à cause de cette peur il aurait pu sans arrêt crier, s’agiter. Quant à sa conversation, elle était limitée, comme lui des histoires de parents qui prennent la tangente, qui se quittent/rabibochent après avoir cassé/racheté la vaisselle. L’autre jour, Riton avait vu sa mère s’approcher de lui, l’air de rien,  le sourire blanc, et lui dire «  Tu sais, ;j’ai une histoire avec Joël » comme elle aurait dit : «  les poireaux ont encore baissé à Prisunic ? Sa mère ? un amant ? et son père? « Occupé » à on ne sait quoi !

C’était mieux que Riton continue de dormir.

C’était mieux qu’il puisse accomplir sa mission, l’esprit net :  savoir les heures d’ouverture du cimetière, retrouver la tombe, « prendre le blé »  et s’enfoncer ensuite dans Bruxelles où un troisième larron avait une planque à leur proposer. Riton devait se rappeler l’emplacement de leur trésor (des billets, et du métal qui valait quelque chose!) – le nom marqué sur le marbre c’était : Flamenkuche , le nom de la grande famille de Riton, facile à retenir à cause des tartes.

 Roye était annoncé, il s’écria « vive le roi !» pour se détendre (il aurait pu s’écrier «  Vive l’empereur ! » depuis qu’il avait appris qu’il y avait des pièces d’or nommées ainsi).  

Une station-service soudain fut visible dans la lumière déchirante  d’un éclair, elle était même éclairée, néons à tous crins, certes boutique fermée mais elle avait l’avantage d’être couverte  d’un plafond en béton qui allait sur des toilettes et un distributeur de billets.  Plus loin on discernait un jardin d’enfants avec des nains en mousse métaphorisés en chiens mordants.

Il réveilla Riton sans préambule :

— Arrêt pipi !

— Papa ?

— Non, c’est pas ton père.

—  Mon père il va foutre une branlée à ma mère.

Riton se dressa, et sous les néons son visage avait  la couleur du pain mie Jacquet. Quand il descendit du véhicule,  il avait la démarche du gros qui cherche le pied qui va lui permettre de se stabiliser.

— Où on est ?  

— Dans Pataugas et merdouille !

— Pas compris !

Il revint à la voiture et sortit de son sac le dictionnaire analogique Robert, jamais quitté, qu’il avait emporté.

— On est dans la boue, la bauge, la bourbe, la braye, la crotte, la fange, la gadoue, le margouillis, misère immense…

— Fais pas chier, Hervé, avec ton bouquin pourri.

— Et la douane, tu sais comment ça se dit aussi ?

Riton prit conscience des intempéries.

— On va passer facile à Beaurieux.

— T’as tes papiers ?

— Pas besoin je te dis, les gabelous y sont à l’abri avec une tisane, et, Français,  j’ai un nom belge, flamand même…

— Et pour le retour ?

— On va rester en Belgique, la grande vie, le pognon !

— Les filles ?  Tu connais ? T’as déjà niqué ?

—  Qu’à moitié, en bail.

— Ca veut dire ?

— Tu veux un dessin ?

— Pour l’autre moitié, je te ferai croquer….

Ils rigolèrent de bon cœur, mais pour l’embêter il demanda à Riton :

— Tu vas pas me doubler ?

— Salaud, tu penses ça !

— Tu sais voler dans le noir, je t’ai surpris.

— T’auras ta part, comme on a dit, c’est le prix  de la balade.

— Et ton copain de Bruxelles ?

— Le fourgue,  il achète le matos, point à la ligne.

— Combien on va en tirer ?

— Le métal, c’est du précieux, on pourra  même se payer des faux fafs !

— Et le jap, il va pas rester les bras croisés ?

—  Mon frère, t‘as rien pigé, adieu les Tiges,  la maison d’arrêt de Nanterre, on repart déguisés avec de nouveaux blazes.

— J’ai mes vieux en France, je dois…

— Tes vieux, comme les miens, ce sont des branquignols qui nous ont largués. Qu’ils se démerdent !

— Il y a les huissiers…

— Les keufs, ils sont toujours avec…T’es plus d’accord ?

— Mais si ! 

 En panne d’arguments il se rendit à la machine à café pour se réchauffer. La pluie par rafales creusait un sillon sur la cabine extérieure des toilettes mais il la traversa pour aller pisser, s’amusant de l’eau qui frappait le gobelet.

— Tu t’es secoué la nouille ? fit Riton qui l’imita.

— On y va ?

Dans la voiture, Riton demanda, l’air naïf ou hypocrite, en tout cas complice :

— Tu veux que je prenne le manche ?

La tempête se calma après la frontière : ils ne rencontrèrent personne, ni du côté français, ni du côté belge : les douaniers, comme l’avait prévu Riton, avalaient des boissons ragaillardissantes, au fond du poste, et  les barrières  étaient levées, tanguant dans la nuit comme dans un naufrage.

—  Le roi est arrivé à Gand à la même heure, dit-il quand il aperçut le panneau indiquant les kilomètres à faire.

— Quel roi ? fit Riton.

— Louis XVIII, un roi de France qui avait Napoléon au cul ?

—  Le chef des Tiges ?

— Laisse tomber, tu connais rien !

— Je sais,  toi, t’as eu des études…

— On dit : t’as fait, t’as suivi des études…

— Les livres à la maison c’était pour caler la table.

Il s’esclaffa car il aimait la franchise de Riton - Riton avait tellement manqué l’école qu’il ne savait à peine lire ce qui lui était reproché dans son casier judiciaire : vol d’automobile étant le forfait le plus grave, il fallait lui traduire -  et question traduction, au restaurant, il fallait lui décrire ce qui écrit sur le menu.

— Dis, le cimetière maintenant doit être fermé.

— On dormira un peu dans la bagnole en attendant.

— Le magot est toujours dans le trou ? Ton pote de …

— J’ai pas dit que c’était à Gand…

 

   Il était quatre heures du matin, à présent, on entrevoyait les travailleurs de l’aube patauger, de mauvaise humeur, et les premières voitures du trafic patinaient sur l’asphalte, en de lentes glissades qui se terminaient parfois par des tôles froissées.  La pluie pourtant n’était plus si virulente, c’était devenu un crachin tourbillonnant, battu par le vent, qui laissait voir une place avec des façades de maisons dentelées,  une grande église  aux clochers larmoyants.

Ils traversèrent un pont, entrevirent des canaux dans la lumière plombée. Hervé roulait au pas, enchanté, mais Riton soudain pressé mit en marche le GPS de son portable pour l’aider à trouver le cimetière Campo Santo  de  St Amandsberg, au nord est de la ville.

Comme c’était prévisible, le cimentière était fermé. Ils auraient pu  chercher un troquet ouvert, revenant vers la gare, mais ils préférèrent attendre, stationnés non loin du portail bronze, comme l’avait suggéré Riton.

—   Je me doute que t’as pas sommeil, dit Hervé

—  Sûr, j’ai roupillé comme une toupie…

—  … Comme un loir…  ronfler comme une toupie !

—  Arrête de me gonfler, je parle comme ça me plait !

— Bien parler et tu montes en grade dans la société…

— Cause toujours, t’auras toujours les Tiges dans les pattes !

Ça semblait évident, l’argument portait: c’étaient quoi les perspectives d’avenir ?  

 — On a pas fait tout ce trajet pour être minés. Soif ?

Il fouilla dans son blouson déposé à l’arrière et en sortit une topette argentée qu’il  fit trembler dans sa main.

— Pastaga ?

—  T’es pas dingue, à quat’ heures ?...

— Goûte, à quat’ heures,  dit Hervé, l’imitant.

— Si ça se trouve, ton roi, il est enterré là ? reprit Riton acceptant de boire au goulot.

— Avant il a eu le temps de faire quelques allers et retours…

— La bougeotte ?

— D’abord, il s’est débiné à la révolution. Tu  te souviens qu’il y eu une révolution en France en 89 ?…

— Ah oui,  la Marseillaise, on l’entend quand il y a des keufs qui sont flingués.

— A la révolution  on a coupé la tête à un autre roi, son frère, je crois. Louis XVIII il a fui pour ne pas terminer comme lui.  Tricard, il a pas pu rentrer  avant des années, il a fallu qu’il attende que Napo, tu vois qui c’est maintenant,  soit viré, forcé d’abdiquer. Napo il a atterri dans une petite île de rien du tout, un palais d’opérette, lui qui avait régné sur un empire. Au bout d’un moment, il n’a pas supporté, il s’est évadé de sa prison dorée et a débarqué en Provence. Personne ne l’avait oublié, il est remonté facile jusqu’à Paris, acclamé. Le roi qui croyait son cul bien vissé à son trône, rebelote,   il a dû encore une fois reprendre le chemin de l’exil, ici même à Gand. Cette fois, ça n’a pas duré longtemps, cent jours,  car Napo de retour  ça voulait dire de nouveau la guerre contre l’Europe, résultat : il a pris sa branlée à Waterloo par les Anglais.

— Les Anglais, j’ai jamais aimé, des sournois …

—  Cent jours sans les Tiges, ça sera déjà ça…

Hervé abaissa son dossier, signe que la leçon d’histoire l’avait fatigué. Riton par solidarité fit de même  et s’endormit dans un bruit de pièce laissée dans la machine à laver pendant la vidange.

 

 C’est l’arrêt de la pluie qui les réveilla et les poussa  à sortir de la Twingo. Alors le cimetière se révéla à leurs yeux, un monstre noirâtre immobile de part et d’autre d’allées cendrées qui semblait les attendre pour les dérouter. Beaucoup de tombes ou tombeaux  par leurs dimensions pouvaient être classés dans la catégorie des  monuments.  Des riches, des m’as-tu  reposaient sous des masses de marbre, parfois surmontées de croix,  de photos des défunts, et de dédicaces  sur panneaux ou en vignettes qui vantaient leur passage sur terre  - tous ces regrets, tous ces cris d’amour  sous les lettres dorées qui n’avaient pu de leur vivant s’exprimer.

— Tu sais où tu l’as mis ?

— L3

— Ça me trotte dans la tête depuis un moment, pourquoi ici ?

— C’est un plan belge, local…

— Les biftons tu aurais pu les rapatrier.

— Oui mais mon kiki, il y a le métal, un lingot… le risque à la douane…

— Un lingot d’or ?

— Non, c’est blanc.

— Et pourquoi moi ?

— T’es mon pote, je t’ai calculé aux Tiges, genre pas une balance, alors tu pouvais être mon chauffeur…

— Un pilote, plutôt un pilotin…

Ils trouvèrent, après quelques tours stériles, la tombe des grands parents de Riton – Flamenkuche en relief sur la pierre basaltée ornementale brillait sous le soleil,  et, derrière, un édifice imposant à piliers, en ciment gris, à hauteur d’homme, la prolongeait.

— C’était une huile ton grand père ?

— Le chef des pompiers.

Une plaque des collègues évoquait cette fonction, et une photo dans un cadre sous plexiglass le représentait au bras de sa femme, quand tous deux ils étaient jeunes, lui moustachu, elle en robe noire avec collerette.

Riton ouvrit la porte du  tombeau qui n’était pas fermée,  passa la main sous la dalle,  et en extirpa une mallette entourée d’un plastique. Il demanda à Hervé de se soustraire à la vue des passants en demandant de le rejoindre. Là, courbé sous le toit de l’édifice, Riton déchira le plastique, ouvrit la mallette : la pile bien rangée de billets à l’horizontale apparut. Aussitôt, après les avoir comptés à toute vitesse, il en donna une liasse à Hervé :

— Ta part.

Hervé mit les billets dans son blouson, contre la topette, et s’intéressa au lingot que Riton lui dévoilait, un lingot de métal blanchâtre, assez mat.

— Il parait que ça vaut du pognon. Ton idée ?

— De l’argent, du platine, j’y connais rien…

— Il faudrait savoir pour que  le fourgue nous arnaque pas.

— Sur internet, on va se rencarder.

 

De retour dans la Twingo, dans le silence de leur cocon, ils interrogèrent google qui les renseigna aussitôt : le lingot de platine de 500 g valait autour de 15 000 euros, et le lingotin d’argent de même poids autour de 500 euros - un sacré écart qui désespéra Riton.

— Pas facile de le bluffer.

Mais n’eurent pas à le bluffer — le fourge était en prison : ils l’apprirent par un voisin, vaguement concierge,  sonnant à son domicile.

— J’en connais pas d’autre, dit Riton.

— C’est la fin du voyage, fit Hervé en chantonnant.

— Qu’est ce qu’on fait ?

— Toi, t’as de la famille à Bruxelles ?

— Oui un oncle, un cousin.

— Je vais te déposer, et moi je vais rentrer, je veux revoir mes darons pas bien portants.

— Merci d’avoir fait le chauffeur.

— Tu m’as bien récompensé.

Il tapota son blouson à la place des biftons, et Riton l’embrassa à l’entrée d’Ixelles où habitaient l’oncle avec le cousin. Avant de partir Hervé  arbora son Robert analogique et lui récita quelques synonymes du mot chance, dont baraka.

 

Jacques Mondoloni Le 25 novembre 2020

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