MEDIA CORSICA
Hervé Cheuzeville est l’auteur de sept livres et de nombreux articles et chroniques. Son dernier ouvrage « Prêches dans le désert » est paru aux Editions Riqueti en mars 2017. Basé à Bastia, il présente une chronique hebdomadaire sur les ondes de Radio Salve Regina.
Qui ne rêve pas d'aller à Chypre ?
On ne compte plus les offres de voyages, toutes plus alléchantes les unes que les autres, que l’on reçoit chaque jour, que ce soit via internet ou par voie postale, ou même en annexe de magazines auxquels l’on est abonné. Parfois, on a presque l’impression qu’il serait plus économique de partir en croisière plutôt que de rester sagement à la maison tant les tarifs proposés « défient toute concurrence », comme disent les publicités !
L’autre matin, j’ai failli me laisser tenter par un voyage à Chypre ! Pensez donc, 149 Euros au lieu de 1049 « pour 8 jours de voyage culturel 5 étoiles ». Passionné d’histoire et gardant un très bon souvenir d’un bref séjour dans l’île, effectué en 2010 du côté de Limassol, une telle offre ne pouvait que me séduire : des visites de très anciens monastères, de vieilles églises et des forteresses moyenâgeuses étaient en effet au programme. Cependant, sans doute poussé par ma nature curieuse et désireux d’en savoir plus au sujet de l’itinéraire exact, je pris le temps de lire les détails dudit programme, imprimé en minuscules caractères. C’est alors que je réalisais que l’intégralité du voyage devait se dérouler dans la partie nord de l’île, c’est-à-dire dans la zone illégalement occupée par la Turquie depuis l’été 1974 ! L’aéroport d’arrivée et de départ est celui d’Ercan dont une rapide recherche sur internet me permit de découvrir qu’il s’agit de l’aéroport international de la « République Turque de Chypre du Nord », et qu’il est situé à 13 kilomètres à l’est de Nicosie, la capitale divisée comme le reste du pays en une zone nord et une zone sud. La « ligne verte » est le joli nom utilisé pour désigner la ligne de démarcation hérissée de miradors au milieu d’un sinistre no man’s land, le tout en pleine ville. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 Nicosie est la dernière capitale à être ainsi coupée en deux. Approfondissant ma lecture du prospectus, j’apprenais que la « somptueuse cathédrale Saint-Nicolas » est « aujourd’hui rebaptisée mosquée Lala Mustafa Pascha » ! A aucun endroit du document il n’était porté à l’attention du voyageur potentiel que le programme se déroulait en zone occupée. Même le nom de « République Turque de Chypre du Nord » n’y était pas mentionné. Un amateur de voyages peu féru de géopolitique pourrait s’inscrire pour un voyage « à Chypre » et découvrir à son arrivée qu’il venait d’atterrir dans un territoire occupé et colonisé par la Turquie. Un tel procédé de la part d’un grand voyagiste (dont je préfère taire le nom) et d’un magazine de télévision prisé par l’ « intelligentsia » (dans lequel se trouvait le prospectus) est tout à fait indigne, pour ne pas dire malhonnête. Pour ma part, il est hors de question que je fasse ce voyage. En le faisant, j’aurais l’impression de cautionner une situation de fait inacceptable. Et je ne voudrais pas non plus dépenser de l’argent dans les hôtels, restaurants et boutiques de cette zone occupée et ainsi contribuer à l’économie de ce pseudo État et sans doute aussi à celle de la Turquie d’Erdogan.
Rappelons au lecteur que Chypre est un État membre de l’Union Européenne, un État dont les frontières internationalement reconnues ont été violées en 1974 et dont la partie nord du territoire subit, depuis lors, une occupation militaire étrangère et une politique de colonisation de peuplement. L’envahisseur expulsait deux cent mille citoyens de la zone conquise tandis qu’il y amenait 93 000 colons qui ont été installés sur les terres et dans les maisons des personnes expulsées. Plus du tiers (38%) de cette île méditerranéenne de 9251 km² est occupé par l’armée turque depuis 43 années et sa capitale, Nicosie, est, nous l’avons vu, divisée comme Berlin le fut jadis. La ligne de démarcation, appelée « ligne Attila » par les Turcs coupe l’île en deux et est longue de 180 kilomètres. Elle traverse Chypre de part en part, depuis la baie de Morphou, au nord-ouest, jusqu’à celle de Famagouste, à l’est. C’est dans la zone tampon de cette ligne qu’est stationnée, depuis 43 ans, une force de maintien de la paix des Nations Unies.
Non contente d’occuper militairement le nord de Chypre, la Turquie y a établi, en 1983, cette fiction d’État nommée « République Turque de Chypre du Nord », reconnue par Ankara seulement. L’immigration turque s’y est poursuivie sans discontinuer, des accords ayant été conclus entre la Turquie et ce pseudo État. Cela a permis l’arrivée de dizaine de milliers de citoyens turcs dans le nord de l’île. Aujourd’hui, la zone occupée compte 117 000 Chypriotes turcs, 93 000 Turcs venus d’Anatolie et des dizaines de milliers de soldats turcs.
D’interminables sessions de négociations ont régulièrement lieu entre les dirigeants chypriotes et ceux de l’État du Nord (j’ai failli écrire « de l’État auto-proclamé du Nord » ; mais peut-on seulement le qualifier d’« auto-proclamé » alors qu’il a en fait été proclamé par l’occupant turc par le truchement de politiciens chypriotes turcs locaux ?) À plusieurs reprises, un accord était à portée de main. En 2003, une proposition d’accord a même été rejetée par référendum au sud, alors qu’il avait été approuvé dans la zone nord. Il s’agissait du « plan Anan », du nom de l’ancien secrétaire-général des Nations Unies qui avait mené les négociations. La population chypriote dite « grecque » avait alors été pointée du doigt par la communauté internationale. On lui reprochait son intransigeance. Reproche facile, en vérité. L’accord prévoyait une réunification de l’île dans un système confédéral, ce qui serait revenu à pérenniser la mainmise par le pouvoir turc sur la partie nord du territoire chypriote. Il octroyait aussi une surreprésentation de la minorité turque au sein des instances de l’État fédéral à venir. Le pire est surtout que cet accord figeait la division de l’île, puisqu’il maintenait deux entités, l’une « grecque », l’autre « turque » dans les limites héritées de l’invasion de 1974. De plus, il limitait le nombre de retours possibles vers l’une ou l’autre zone pour les déplacés des années 74-75.
Peut-on vraiment blâmer les Chypriotes Grecs d’avoir rejeté le plan Anan ? N’oublions pas que leurs aïeux eurent à subir la domination turque trois siècles durant et que le souvenir des exactions commises contre la population orthodoxe et le clergé est toujours bien présent dans toutes les mémoires. La brutalité de l’invasion turque de l’été 1974 ne peut non plus être oubliée, ainsi que les expulsions massives qui l’ont suivie. La partie septentrionale de l’île, avec ses belles plages et son superbe littoral, en particulier du côté du cap Andreas, était la plus touristique de l’île. Les meilleures terres agricoles y sont situées. En perdant le Nord, la République de Chypre a aussi perdu une part non négligeable de ses atouts économiques. L’État fantoche établi par le pouvoir turc sur le tiers nord du territoire chypriote ne jouit d’aucune reconnaissance internationale, mise à part celle d’Ankara. Il s’agit donc d’une fiction de pays qui, ne pouvant attirer les investisseurs non turcs et ne pouvant avoir accès au soutien des bailleurs de fonds internationaux est condamnée à la stagnation et même au déclin économique. La « République Turque de Chypre du Nord » est même soumise à des sanctions, en particulier l’interdiction de desserte par les compagnies aériennes internationales. La RTCN ne survit que grâce au soutien de la Turquie qui lui fournit 30% de son budget annuel et qui finance l’entretien des hôpitaux et la construction de routes. Les deux tiers méridionaux de l’île, pourtant plus déshérités, ont connu un développement remarquable durant les quarante dernières années et le niveau de vie des habitants y est bien supérieur à celui de leurs voisins du Nord. L’adhésion de la République de Chypre à l’Union Européenne a encore accru les différences de développement entre le Sud et le Nord. De nombreux expatriés européens ont choisi la partie de l’île sous souveraineté chypriote pour y passer une paisible retraite. Limassol est devenue une escale incontournable pour la plupart des croisiéristes, qui n’ont jamais envisagé d’inclure un port du Nord dans leurs programmes. Les nombreux sites antiques ou médiévaux de la partie sud attirent de plus en plus de touristes.
Depuis 1974, Chypre a fait l’objet de 65 résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies (alors qu’il y en a eu 152 au sujet d’Israël durant la même période !) De son côté, l’Union Européenne continue à négocier avec le gouvernement d’Ankara au sujet de l’hypothétique adhésion de la Turquie. Comment peut-on envisager une telle adhésion alors que ce pays persiste à refuser de reconnaître l’un des États membres de l’UE ? Alors qu’il interdit l’accès de ses ports aux navires battant pavillon chypriote ou celui de ses aéroports aux avions en provenance ou à destination de la République de Chypre ? Alors que l’armée turque occupe le territoire d’un État souverain membre de l’UE ? Alors qu’il colonise illégalement le territoire occupé ?
Face à une telle situation, et dans le contexte du durcissement du régime d’Erdogan, il semble pour le moins incongru que des voyagistes européens réputés osent proposer des séjours en zone occupée. Pour ma part, je suis bien résolu à retourner un jour dans l’île d’Aphrodite. Mais je séjournerai en zone libre, pas en zone occupée. Peut-être ferai-je un saut au nord, par curiosité. J’aimerais voir Famagouste ou Kyrenia. Je rêve de pouvoir admirer le magnifique cap Andreas (nommé cap Karpaz par les Turcs !) Mais je ferai ces visites à partir du sud, me gardant bien de dormir dans un hôtel de la zone septentrionale !
Hervé Cheuzeville, 29 septembre 2017