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MICHEL SERRES NOUS A QUITTÉS
 

Michel Serres, l’être humain parmi les plus intelligents que j’ai eu l’honneur de rencontrer, s’en est allé.

J’ai fait sa connaissance en 1994, il y a un quart de siècle, quand il a été nommé Président du Conseil

Scientifique de la chaîne de télévision d’« accès au savoir » qui, quelques années plus tard, allait devenir la

Cinquième. J’avais alors été désigné par le Sénat comme rapporteur de la loi qui allait créer cette chaîne

nouvelle dédiée à l’apprentissage et la formation.

J’ai alors découvert en Michel Serres un homme passionné qui était sans cesse à la source d’idées nouvelles

pour faire progresser l’accès au savoir, qui était une préoccupation essentielle dans son activité foisonnante.

Ayant été désigné par le Parlement comme membre du conseil d’administration de cette nouvelle chaîne, j’ai

eu le bonheur de rencontrer régulièrement Michel Serres ainsi que Jacqueline Baudrier, ancienne directrice de

Radio France, qui, elle aussi, était une personne merveilleuse ainsi que Jean-Marie Cavada qui allait devenir le

président de la nouvelle chaîne.

Ces diverses rencontres avec Michel Serres m’ont permis de découvrir un homme, non seulement animé par

une culture exceptionnelle, une imagination sans limites mais aussi une gentillesse à nulle autre pareille sur laquelle se sera construite sa légende.

Quand en 1996, Alain Juppé, alors Premier Ministre, m’avait confié une Mission pour permettre au Gouvernement et au Parlement d’imaginer les conséquences qu’auraient les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sur l’avenir de la société française, j’avais demandé à Michel Serres s’il acceptait de dédier une après-midi à ce problème et de venir présenter ses idées devant mon groupe de travail au Sénat.

Il avait spontanément accepté et m’avait dit combien il était important, surtout au niveau de l’enseignement, que la France se prépare à ce monde nouveau. Vous trouverez ci-dessous, in extenso, l’intégralité de l’intervention de Michel Serres devant mon groupe de travail, en mars 1997.

J’ai toujours eu des relations exceptionnelles avec Michel Serres. Il est venu dans les Monts du Lyonnais avec Michel Authier pour présenter devant des élus et aussi devant des enfants ces « Arbres de la Connaissance » qui devraient permettre à chaque être humain, si on sait l’aider, à trouver, dans cet arbre universel, la feuille qui lui est destinée. Il découvrira alors qu’il n’est pas un exclu et se sentira utile sur cette Terre. L’accueil fut enthousiaste.

Michel Serres, qui était avant tout préoccupé par l’avenir des enfants, m’avait dit à plusieurs reprises une idée forte qui le préoccupait : « Comment voulez-vous Monsieur Trégouët qu’un enfant soit heureux quand on sait qu’à 10 ans, il a déjà vu des milliers de crimes à la télévision ».

Un jour, alors que je lui disais ma surprise d’avoir vu des enfants de 10 à 12 ans auxquels j’avais donné la possibilité de découvrir, sans l’aide d’adultes, des logiciels professionnels de dessins ou d’animation, trouver des portes, des solutions que les utilisateurs professionnels n’avaient pas encore découvertes, il m’avait spontanément répondu : « mais cela est naturel Monsieur Trégouët ».

« Mettez un adulte dans une pièce totalement close où toutes les portes et fenêtres sont fermées au triple tour et demandez-lui de sortir. Il se précipitera vers les portes, vers les fenêtres et constatera que tout est fermé à clé. En quelques minutes il abandonnera en affirmant qu’il n’est pas possible de sortir ».

« Demandez la même chose à un enfant. Sa conduite ne sera pas la même. Jusqu’à l’épuisement physique si cela est nécessaire, il analysera chaque centimètre carré de la pièce, sans se décourager, et à un moment il trouvera la clé qu’aucun adulte n’aura su découvrir ».

« C’est là que se trouve l’avenir » disait-il.

Ce souvenir fait qu’aujourd’hui je ne suis pas triste car Michel Serres continuera encore à vivre longtemps en chacun de nous.

Puissions-nous ne pas oublier les leçons magistrales qu’il nous a léguées.

 

René TRÉGOUËT

Sénateur Honoraire        e-mail : tregouet@gmail.com

 

- 282 – Audition, au Sénat, le 20 Mars 1997, de Monsieur Michel SERRES de l’Académie Française accompagné de Monsieur Michel AUTHIER par Monsieur René TREGOUET, Sénateur du Rhône, chargé par Monsieur le Premier Ministre d’analyser les conséquences que pourraient avoir sur la société française les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC)

 

Résumé de l’intervention de Monsieur Michel SERRES :

Ce qui se passe aujourd’hui est une révolution très fondamentale, comparable à l’avènement de l’écriture, ou l’invention de l’imprimerie ; nous vivons donc une fracture, qui demande qu’on n’ait plus la même idée sur la pédagogie, sur les disciplines. Il faut tout repenser. Ce qui caractérise la façon dont le savoir s’organise aujourd’hui, c’est qu’au-delà même des réseaux, il fait espace ; et cette organisation va gouverner la façon dont on va mettre en place les technologies de réseaux ; mais il faut au préalable organiser un réseau de la demande, celle-ci appelant l’offre. Dans ce cadre, il faut réfléchir à la gratuité totale de l’accès au savoir, qui n’est pas forcément souhaitable ; dans cette révolution, un nouveau type d’enseignant est à inventer : il devra être un réel pédagogue, une sorte d’accompagnateur, et non plus un simple instructeur ; l’Education nationale fourmillant d’initiatives locales, il faut donc partir de la base et imaginer une structure en réseaux libre avec le moins de hiérarchies et contrôles possibles. 1.Ce qui se passe aujourd’hui est une révolution très fondamentale : lorsque a été inventée l’écriture, tout un temps culturel a basculé, on a inventé les premières Sciences et le monothéisme ; quand on a inventé l’imprimerie a été inventée la physique. Quand Montaigne dit “ avoir la tête bien faite et non bien pleine ”, c’est à cause de l’imprimerie : la librairie dans laquelle il se trouve est le premier cas où l’imprimerie permet à un individu habitant dans la campagne, à Bordeaux, d’avoir du savoir chez lui. Il se moque de la mémoire car les livres sont autour de lui.

 

Or arrive aujourd’hui une révolution de ce genre et cette révolution renverse complètement toutes nos idées concernant la Science ; elle change. C’est le “ tuyau ” qui fait le sens : dès qu’on invente un tuyau, on invente une nouvelle pédagogie. Le changement est tel qu’il va rendre désuète la totalité des systèmes précédents. Nous vivons donc une fracture et cette fracture demande qu’on n’ait plus la même idée sur la pédagogie, sur les disciplines. Nous sommes à la recherche, précisément, de ce nouveau type de reconstruction “ à zéro ” ; Par exemple, tout ce que l’on conçoit comme campus, lycées, classes, sont des concentrations qui sont appelées à avoir un rôle mineur par rapport à ce phénomène. Il faut donc tout repenser : la classe, le lycée, l’architecture, la bibliothèque, le campus. Ainsi, si le système de conservation du savoir au premier millénaire avant Jésus Christ était de l’ordre du temple, que si, à la Renaissance, avec le livre, il devient de l’ordre de la banque, ce qui caractérise la façon dont le savoir s’organise maintenant, c’est qu’au-delà même du réseau, il fait espace. Le savoir s’organise en espaces et cette notion va gouverner la façon dont on va mettre en place les technologies de réseaux. Mais l’optique de “ réseaux ” est encore une optique de château- fort contre laquelle il faut se battre : le savoir est partout dans la société, le savoir fait infrastructure, il est le territoire même de la richesse ; et donc, le plus important n’est pas tant le tuyau, c’est-à-dire l’interconnexion, mais bien plutôt d’imaginer des systèmes de circulation, ainsi que de cartographie de l’espace : les premiers permettant d’aller très vite d’un savoir à l’autre, les seconds permettant de s’y “ retrouver ” sur un territoire.

 

Internet et le Savoir : la problématique d’Internet est comparable au marché sur la place d’un petit village : ce n’est pas parce qu’il y a des marchands d’œufs que les clients viennent sur la place du village ; c’est quand les clients viennent sur la place du village que les marchands d’œufs apparaissent. Il faut donc bien commencer par créer le marché ; Or, ce marché, cette connexion, a un coût et pose donc le problème de la gratuité ; d’un côté, pour tout ce qui concerne la tradition française, l’école laïque et obligatoire, l’égalité des chances, la gratuité est un principe basique ; de l’autre, il n’est plus sûr que la gratuité  totale soit souhaitable : il est possible que la personne qui constatera que c’est gratuit ait tendance à dévaloriser l’ensemble du savoir qui lui sera accessible. L’idéal serait pourtant qu’il y ait partout des bases de données et que tout le monde puisse consulter gratuitement ; mais l’essentiel, là encore, est d’organiser un réseau de la demande. Il faut que la demande soit organisée ; alors, elle appellera l’offre. Il y aura un véritable échange. Globalement parlant, ces réseaux ne devront pas recopier les systèmes pédagogiques tels qu’ils sont dans l’ancien système : il faut en inventer de nouveaux.

 

Le problème de l’éducation est d’abord un problème pédagogique, ensuite un problème de formation professionnelle ; enfin un problème de citoyenneté : jadis, on prenait un fils de casseur de cailloux pour en faire un académicien ; puis on a pris un chômeur pour en faire un programmateur ; aujourd’hui, on prend un exclu pour tenter d’en faire un citoyen ; Et aujourd’hui, les trois missions se recouvrent l’une l’autre : on ne pourra pas faire d’éducation si on ne résout pas, en même temps, les deux autres niveaux qui sont la formation professionnelle et l’insertion ; Il faut donc comprendre que pour bien aborder ces problèmes, il faut partir de la demande vers l’offre et non l’inverse ; l’idée fondamentale est donc de partir du niveau le plus basique et tenter de faire des connexions à partir de choses déjà existantes ;

 

Il faut donc inventer un nouveau type d’enseignant; le nouvel enseignant doit être un réel pédagogue, et non plus un simple instructeur ; une sorte d’accompagnateur. Ce qui d’ailleurs peut permettre de résoudre le problème d’identité des enseignants, qui est grave : aujourd’hui, la situation hiérarchique du savoir est souvent renversée, l’instituteur n’étant pas préparé aux questions de ses élèves. Or, cette situation fait peur aux enseignants plus que tout autre chose.

 

Les problèmes de l’institution Education nationale sont avant tout question de volume, de masse et d’inertie : il est très difficile d’orienter en temps réel un énorme bateau. Or, l’Education nationale fourmille d’initiatives locales. Il faut donc partir de la base et imaginer une structure en réseaux libre avec le moins de hiérarchies et contrôles possibles. Parmi les initiatives locales, les expériences pédagogiques, il faudrait sélectionner les plus remarquables, et, dans la politique de choix, dans l’avancement, de façon systématique et visible, il faudrait faire avancer leurs promoteurs de deux échelons : tout le monde suivrait.

 

Il ne faut pas croire que la France soit en retard pour les raisons qu’on lit dans les journaux et dans les chiffres ; simplement, comme dans tous les pays latins, les français adorent le lien social alors que les anglo-saxons non.

 

La connexion par réseau leur sert pour faire des choses qui, nous, nous dégoûteraient (faire ses courses par exemple). L’Amérique est une société où il y a très peu de liens : on ne se connaît pas les uns les autres. C’est un pays sans liens.

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