MEDIA CORSICA
Reconnaissons que la question fut tant de fois soulevée que le sujet semble désormais épuisé. Nous craignons même de lasser. Mais, à notre connaissance, ce fut toujours dans la même perspective et avec la même naïveté : sa philosophie de la conscience aurait rendu Sartre aveugle à la grande révolution initiée par Freud et ses disciples [1][1] Le livre de B. Cannon échappe sans aucun doute à cette.... Lui-même, à sa manière, corrobore une telle affirmation en déclarant vers la fin de sa vie : « Pour revenir à Freud, je dirai que j’étais incapable de le comprendre parce que j’étais un Français nourri de tradition cartésienne, imbu de rationalisme, que l’idée d’inconscient choquait profondément. » [2][2] « Sartre par Sartre », entretiens dans Le Nouvel Observateur... Ceux qui, malgré tout, conservent quelque estime pour l’œuvre du philosophe français s’efforcent alors de le dédouaner en plaidant coupable [3][3] J. Simont, Jean-Paul Sartre, un demi-siècle de liberté,.... Reconnaissant l’hostilité de Sartre à l’endroit de la psychanalyse – difficilement contestable au moment de L’être et le Néant –, ils s’empressent de préciser que celle-ci s’est toutefois considérablement émoussée avec le temps et que, la maturité venant, Sartre fut, pour reprendre un mot attribué à Sacha Guitry à propos des femmes, « Contre, tout contre » [4][4] Catherine Clément, « Contre, tout contre la psychanalyse »,....2
Or, ce qui est tout d’abord frappant dans l’attitude de Sartre, c’est tout au contraire sa constance ou, comme on voudra, son obstination. Il faut citer à ce propos la suite de l’entretien de 1970 que nous venons d’évoquer : « Mais je ne dirais pas seulement cela. Aujourd’hui encore, en effet, je reste choqué par une chose qui était inévitable chez Freud : son recours au langage physiologique et biologique (...). Le résultat, c’est que la façon dont il décrit l’objet analytique souffre d’une sorte de crampe mécaniste. Il réussit par moments à transcender cette difficulté mais, le plus souvent, le langage qu’il utilise engendre une mythologie de l’inconscient que je ne peux pas accepter. » Ainsi, Sartre conserve intactes vis-à-vis de la psychanalyse toutes ses réticences et, comme nous allons le voir, demeure fondamentalement fidèle aux thèses élaborées dès ses premiers ouvrages. Sans doute certains remaniements se sont-ils imposés à lui, notamment à propos de la liberté. Mais s’il a bien fallu apprendre à composer et faire sa part à la « force des choses », ce ne fut jamais que sous la forme d’un approfondissement. Dans L’Idiot de la famille, Sartre continue à mettre en œuvre les concepts élaborés aussi bien dans la Critique de la raison pratique que dans L’être et le Néant.
Mais ce qui n’est pas moins étonnant dans cette affaire, c’est peut-être le crédit apparemment illimité dont jouit la psychanalyse freudienne auprès d’un large public, cultivé ou non peu importe ici. Que des philosophes contemporains, aussi différents que K. Jaspers, M. Heidegger, Alain, Wittgenstein, K. Popper, E. Levinas, M. Foucault, G. Deleuze ou M. Henry, partagent l’attitude critique de Sartre, quand bien même leurs objections seraient dans leur contenu opposées les unes aux autres, ne semble apparemment troubler personne. Force est de constater que la psychanalyse freudienne, après des commencements qu’elle voudrait héroïques – dignes, si l’on peut dire, du combat des lumières contre l’obscurantisme [5][5] Marthe Robert, La Révolution psychanalytique, La vie... –, s’est imposée désormais au point de faire partie, aux côtés de la sociologie, de l’économie ou de l’anthropologie de ces savoirs positifs que seuls des esprits particulièrement rétifs à la vérité peuvent ignorer.
Formulons alors simplement l’interrogation qui est ici la nôtre : et si les objections de Sartre à l’égard de la psychologie dite des profondeurs témoignaient non de sa cécité mais de sa perspicacité ? La critique sartrienne ne manifeste-t-elle pas en l’occurrence la force d’une pensée capable de se soustraire à la puissance de ce qui va trop facilement de soi ? Nul doute qu’on sera tenté de mettre cette question au compte de ces « résistances (Widerstände) » et de ces « dénégations (Verneinungen) » que la psychanalyse affronte depuis sa naissance, et dont elle s’est fait une spécialité. Quoi qu’il en soit, nous voudrions tenter ici d’apprécier la force ou la faiblesse de l’argumentation sartrienne.
I. Notons tout d’abord que l’hostilité de Sartre vis-à-vis de la psychanalyse est très relative. On trouve sans doute çà et là différentes formules assassines : dans La transcendance de l’Ego, par exemple, qui dénonce chez Freud des théories « construites a priori et avec des concepts vides » ; de même, dans L’Imaginaire où les interprétations de la psychanalyse sont dites « massives, prétentieuses et absurdes » [6][6] J.-P. Sartre, La transcendance de l’Ego, Paris, Vrin,.... Mais de tels propos ne doivent pas masquer l’intérêt certain voire la fascination de Sartre pour la vie et l’œuvre de Freud. Il suffit pour s’en rendre compte de penser par exemple à l’épais scénario – « gros comme ma cuisse », disait J. Huston – que Sartre rédigea en 1958 au sujet de Freud et des difficultés qu’il rencontra dans ses premières recherches [7][7] J.-P. Sartre, Le scénario Freud, Paris, Gallimard,.... Du reste, n’est-ce pas Sartre lui-même qui déclare avoir « cessé de travailler avec Huston précisément parce qu’il ne comprenait pas ce que c’était l’inconscient » [8][8] J.-P. Sartre, Situations IX, « Sartre par Sartre »,... ? Mais nous pensons surtout au projet sartrien de psychanalyse existentielle dont L’être et le Néantindique déjà les premiers éléments et que la suite de l’œuvre ne cessera d’approfondir.
Lorsqu’on en examine les principes, la proximité des projets de Sartre et de Freud est en un sens incontestable. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons affaire à une herméneutique des conduites humaines, fondée sur l’affirmation du caractère significatif de tout phénomène humain. Ainsi, pour Sartre comme pour l’auteur de la Psychopathologie de la vie quotidienne, « il n’est pas un goût, un tic, un acte humain qui ne soit révélateur », c’est-à-dire qui ne possède un sens. Oublier un rendez-vous, rater une marche ou préférer, comme C. Baudelaire, les plats en sauce aux viandes grillées, tout cela peut se comprendre puisque ces conduites ne relèvent pas du hasard et n’ont rien d’accidentel. Déjà, l’Esquisse d’une théorie des émotions reconnaissait à Freud le mérite d’avoir été le premier « à mettre l’accent sur la signification des faits psychiques » [9][9] Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann,....
On peut en outre remarquer que, lorsqu’il confronte dans L’être et le Néant sa conception de la psychanalyse à celle de Freud [10][10] J.-P. Sartre, L’être et le Néant, Paris, Gallimard,..., Sartre témoigne à cette occasion d’une certaine générosité vis-à-vis de son prédécesseur, et s’efforce manifestement, non sans quelque artifice, de rapprocher les deux perspectives. Par exemple, il rapporte la notion freudienne de complexe à celle de choix originel, en tant qu’attitude première, antérieure à la logique qu’on retrouve derrière les différentes conduites adoptées par le sujet, et n’hésite pas à découvrir, implicitement contenus dans l’œuvre de Freud, des concepts clefs de sa philosophie comme ceux de situation ou d’historialisation. Finalement, la psychanalyse freudienne lui fournirait, écrit-il, « l’esquisse première » de sa psychanalyse existentielle. Mais une telle affirmation suscite à son tour quelques interrogations, et nous sommes tenté de penser que Sartre se dit plus proche de Freud qu’il ne l’est en réalité.
Sans doute l’ambiguïté de sa bienveillance répond-elle à l’ambiguïté de la psychanalyse quant à la nature du fait psychique. Celui-ci, nous dit Sartre, est « à la fois téléologique et mécanique » dans l’exacte mesure où Freud lui confère, tout en le lui refusant, un caractère intentionnel. Mais cette même bienveillance pourrait, en outre, s’apparenter au geste traditionnel d’appropriation d’une œuvre dont le lecteur prétend dégager la vérité et, ce, conformément à la perspective qui lui est propre. Bien des années plus tard, en 1966, Sartre adopte la même attitude vis-à-vis de J. Lacan lorsqu’il commente la célèbre formule, apparue en 1960 au cours du congrès de Bonneval : « L’inconscient est structuré comme un langage. » Sartre n’hésite pas alors à déclarer : « Pour moi, Lacan a clarifié l’inconscient. » Mais il faut lire la suite pour bien entendre Sartre : « Lacan a clarifié l’inconscient en tant que discours qui sépare à travers le langage ou, si l’on préfère, en tant que contre-finalité de la parole : des ensembles verbaux se structurent comme ensemble pratico-inerte à travers l’acte de parler. » [11][11] J.-P. Sartre, « L’anthropologie », entretien avec... En d’autres termes, Lacan ne clarifie la notion freudienne d’inconscient que pour autant qu’il fasse droit à ce qui, dans la terminologie sartrienne, relève du pratico-inerte, fruit de la praxis. Difficile tout de même, on en conviendra, de retrouver ici la pensée de Lacan sur l’autonomie du signifiant !
II. Les bonnes manières de Sartre à l’égard de Freud ou de Lacan ne doivent ni nous égarer ni nous dissimuler leur irréductible opposition. Car Sartre, comme tant d’autres philosophes, ne peut pas plus admettre le chosisme que le naturalisme ou encore le physicalisme qui hantent la psychanalyse freudienne, et qui est au principe de ce qu’il appelle « la crampe mécaniste » de la psychanalyse. Celle-ci consiste, en l’occurrence, à ramener des phénomènes intentionnels tels qu’une émotion, un désir, un souhait ou une décision à des phénomènes par essence analogues à ceux qu’étudient les sciences de la nature. De ce point de vue, tous les phénomènes sont soumis à un déterminisme rigoureux dont la psychanalyse freudienne ne cesse de postuler, au nom de la scientificité de sa démarche, l’universelle légitimité et, par suite, l’empire absolu sur le psychisme. Dès lors, il n’est plus question de comprendre (verstehen) en dégageant le sens d’une conduite à partir de ses motifs, mais de l’expliquer (erklären) en en recherchant les causes à partir de principes comme le principe de constance que Freud emprunte à la physique du XIXe.
Lecteur de Husserl, Sartre retrouve ainsi dans la psychanalyse cette figure du naturalisme extrême, définie dans La philosophie comme science rigoureuse comme la mondanéisation (Verweltlichung), mieux : « La naturalisation (Naturalisierung)de la conscience et de toutes ses données intentionnelles et immanentes. » [12][12] E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse,...Dans la perspective husserlienne d’une phénoménologie constitutive, La transcendance de l’Ego esquisse à son tour ce processus de naturalisation, et décrit comment la conscience se retournant sur elle-même engendre par ce retour réflexif l’objet psychique ou psychè ainsi que l’inconscient psychique. Sans pouvoir rappeler ici des analyses relativement techniques, signalons simplement que, fruit de la réflexion dite impure, le psychisme conscient ou inconscient correspond à cette réalité transcendante qui est l’objet de la psychologie non phénoménologique. Aussi, contrairement à la réflexion pure qui saisit la conscience dans son immanence et son absolue spontanéité, le psychisme est constitué d’états, d’action et de qualités dont l’ego représente l’unité [13][13] J.-P. Sartre, La transcendance de l’Ego, Paris, Vrin,.... Désormais, en tant que phénomènes psychiques, l’amour et la haine ne sont plus des conduites mais des états dont on recherche les causes plus ou moins profondément cachées. Nous comprenons ainsi que « la crampe mécaniste » est inscrite dans le processus même de constitution de l’objet de la psychologie. Or, comme ne cesse de le répéter Husserl, il ne faut pas confondre cet objet transcendant et la conscience elle-même, c’est-à-dire le psychisme et ce qui est psychique de manière immanente, tel qu’il est saisi par une conscience dont la réflexion est purifiée. Car, dans ce dernier cas, la conscience « n’est pas en soi nature, mais le pendant (der Gegenwurf von Natur) de la nature » [14][14] E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse,....
Sartre va même plus loin. Radicalisant la condamnation husserlienne du naturalisme, il se refuse à introduire au sein de la subjectivité quoi que ce soit qui puisse s’apparenter à une force, à un quantum d’énergie et, plus généralement, à un quelconque phénomène « physique ». Il va alors de soi que toute interprétation des phénomènes psychiques en termes topiques, dynamiques ou économiques est pour lui dépourvue de sens. Et, à vrai dire, que pourrait bien signifier l’assimilation du désir à une force s’il est vrai, comme le souligne L’être et le Néant, qu’une force ne peut avoir par elle-même le caractère intentionnel d’un manque [15][15] L’être et le Néant, p. 125-126. ? Il n’est guère difficile de retrouver un chosisme analogue derrière l’interprétation freudienne de nombreux phénomènes psychiques. Qu’est-ce en effet qu’un transfert (Übertragung) sinon la réduction d’un sentiment amoureux ou hostile à un affect-objet qui se déplacerait d’une personne (le père) à l’autre (le psychanalyste), conformément à une conception qui ignore évidemment tout du projet qui anime un sentiment [16][16] Sartre écrit à ce propos, au nom d’une approche dialectique... ? Le psychiatre et ami de Heidegger, Médard Boss, ne dit rien d’autre lorsqu’il dénonce, à propos du transfert, la conception de l’affectivité présupposée par Freud : « Car ce n’est que sous l’hypothèse de sentiments isolés à la façon des choses et subsistant (vorhanden) de manière autonome qu’on peut imaginer que, par exemple, un sentiment de haine puisse être détaché d’un père et, au cours d’une psychanalyse, être transféré sur l’analyste. » [17][17] M. Boss, Psychoanalyse und Daseinsanalytik, München,...
III. Nous pouvons comprendre alors les différentes raisons qui conduisent Sartre, sa vie durant, à refuser l’hypothèse de l’inconscient psychique. Sans doute Sartre demeure-t-il attaché à la translucidité de tout vécu de conscience, en vertu de laquelle un sujet ne peut éprouver une douleur ou un désir sans en avoir conscience. Et il est vrai que nous nous demandons toujours ce que peut bien être un désir inconscient. Mais il faut immédiatement ajouter que cette thèse ne le conduit nullement à rejeter toute forme d’inconscient en général, bien au contraire. C’est même la raison pour laquelle L’Idiot de la familleabandonne la notion de conscience et la remplace par celle de « vécu ». Car, déclare Sartre en reprenant son concept clé de totalisation [18][18] J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t. 1,..., « ce que j’appelle le vécu, c’est précisément l’ensemble du processus dialectique de la vie psychique, un processus qui reste nécessairement opaque à lui-même car il est une constante totalisation, et une totalisation qui ne peut être consciente de ce qu’elle est » [19][19] Situations IX, « Sartre par Sartre », p. 108 et 1....
Ainsi Sartre admet une certaine inconscience du sujet sur lui-même qui est inscrite dans le mouvement même de la vie psychique et de la praxis en tant que mouvement dialectique d’une totalisation en cours et d’une synthèse inachevée, que le sujet ne peut considérer de l’extérieur. L’idée n’est d’ailleurs pas totalement nouvelle puisque dans L’être et le Néant, Sartre ménage une place pour une certaine méconnaissance du sujet par lui-même : le projet fondamental qui anime le sujet est pleinement vécu par le sujet et, comme tel, totalement conscient mais « cela ne signifie pas qu’il doive être du même coup connu par lui, tout au contraire ». Encore faut-il pouvoir le connaître et disposer des instruments conceptuels qui le permettent. Ainsi, conclut Sartre, je suis à moi-même comme « un mystère en pleine lumière » [20][20] L’être et le Néant, p. 630-631.. Cependant il va de soi que cette inconscience ou cette méconnaissance du sujet est profondément différente de l’inconscient freudien, et ne renvoie en aucun cas à un ensemble de processus qui déterminerait la vie psychique du sujet indépendamment de sa praxis.
Mais le refus sartrien du concept de Freud tient également à ce que l’inconscient introduit au sein du psychisme une coupure rigoureusement incompréhensible de telle sorte que Freud, tout en affirmant le dualisme du système inconscient et du système conscient, ne cesse en même temps de postuler l’unité du psychisme : « Pour avoir rejeté l’unité consciente du psychisme, Freud est obligé de sous-entendre partout une unité magique reliant les phénomènes à distance et par-delà les obstacles. » [21][21] Ibid., p. 89. En d’autres termes, si la seconde topique distingue au sein du psychisme : le ça, le moi et le surmoi qui relèvent pour une part du système inconscient, Freud n’en est pas moins conduit à s’exprimer comme si ces différentes instances appartenaient à une seule et même conscience. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner la manière dont la pulsion se déguise dans le rêve. Cette autodissimulation de la pulsion présuppose non seulement la conscience d’être refoulée, sans quoi elle ne se déguiserait pas, non seulement un projet de déguisement mais aussi la conscience des exigences de la censure. Et de même, ajoute Sartre : « Comment rendre compte du plaisir ou de l’angoisse qui accompagne l’assouvissement symbolique et conscient de la tendance, si la conscience n’enveloppe pas, par-delà la censure, une compréhension obscure du but à atteindre en tant qu’il est simultanément désiré et défendu ? »
Mais là n’est pas encore la raison profonde du refus sartrien de l’hypothèse de l’inconscient. En effet, l’attitude de Sartre nous semble dictée avant tout par son ontologie. Parce que l’inconscient freudien est ontologiquement étranger à l’être de l’homme, parce qu’il est, en termes heideggériens, inséparable de l’ontologie substantialiste de la Vorhandenheit, il partage le mode d’être de ce que Sartre dénomme dans L’être et le Néant la chose en soi. Or, si la chose en soi est ce qu’elle est et n’est pas ce qu’elle n’est pas, toute conscience ou pour-soi se caractérise, selon Sartre, par une irrémédiable distance à soi sans laquelle la conscience ne serait plus conscience de soi. Ainsi la croyance est toujours conscience de croire et ne peut être pure croyance. En outre, parce que la conscience se temporalise, elle est son passé comme son avenir sur le mode de l’être qui n’est plus ou n’est pas encore ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est plus ou pas encore. L’homme est donc cet être qui n’est pas ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est pas. En un mot, tandis que l’inconscient subsiste, l’homme existe.
Mais si, de par son mode d’être, l’existence exclut la possibilité ontologique de l’inconscient psychique, en revanche, ce même mode d’être fonde la possibilité ontologique de la liberté. Car ce néant qui habite l’être de l’homme et qui le sépare de lui-même comme de son propre passé garantit son absolue liberté. L’homme n’est donc pas un être au milieu du monde assujetti à son déterminisme, comme le voudrait Freud, mais au contraire, en tant qu’être-au-monde, il est transcendance ou praxis, et lui échappe. En outre, ce même mode d’être de l’homme fonde la possibilité du mensonge à soi, c’est-à-dire de la mauvaise foi. Car, de même que l’être qui est ce qu’il est ne saurait être libre et autre que ce qu’il est, de même pour pouvoir être de mauvaise foi, il faut être non pas sur le mode de la chose en soi qui est ce qu’elle est, mais n’être pas ce qu’on est et être ce qu’on n’est pas. Si un homme qui a eu des relations homosexuelles peut affirmer avec mauvaise foi qu’il n’est pas homosexuel au sens où une table n’est pas un encrier, cela ne lui est possible que parce que nul ne possède une identité sexuelle à la manière dont une chose est ce qu’elle est.
Ainsi, l’homme existe ou ek-siste, et « si la mauvaise foi est possible à titre de simple projet, c’est que, justement, écrit Sartre, il n’y a pas de différence si tranchée entre être et n’être pas, lorsqu’il s’agit de mon être ». Il faut ajouter que la possibilité de la mauvaise foi est non seulement inscrite dans l’être du sujet mais constitue en outre la tentation permanente d’une liberté hantée par son désir d’être. C’est pourquoi, d’une manière générale, les hommes ignorent l’authenticité en ne cessant de se mentir à eux-mêmes. C’est pourquoi, de même, loin d’être dominés par des pulsions inconscientes, les « fous sont, selon Sartre, des menteurs », c’est-à-dire des êtres qui – comme ces femmes frigides évoquées par L’être et le Néant – se mentent pathologiquement à eux-mêmes [22][22] La formule « les fous sont des menteurs » date de 1967.... Dans cette perspective, la psychanalyse existentielle décortique inlassablement la conduite de ces hommes qui, comme Baudelaire, Jean Genet, Mallarmé ou Flaubert, vivent dans la mauvaise foi [23][23] Cf. l’étonnante mauvaise foi de l’interprétation que....
IV. Mais, afin de saisir mieux ce qui sépare Sartre de Freud, nous pouvons confronter pour finir la description phénoménologique du désir que nous offre L’être et le Néant et le concept freudien de libido. Rappelons en quelques mots la thèse de Sartre. Qu’est-ce que le désir ? Ni un instinct, ni une force ou une pulsion, ni un état ou propriété. Car l’homme n’est ni un animal, ni une machine, ni une chose, mais un être qui est dans son être rapport à l’être, un être dont le manque d’être est constitutif de son être, un être qui est dans son être désir d’être. De ce point de vue, le désir charnel se présente comme une modalité de ce désir d’être et comme une conduite intentionnelle. Aussi, à l’instar de l’amour, de l’indifférence ou de la haine, le désir charnel répond-il à un projet et ne saurait être une simple démangeaison, un état. Par suite, il est possible d’en fixer rigoureusement le sens. Il suffit d’examiner la manière dont se comportent les amants et les gestes par lesquels ils tentent d’accomplir leur désir.
Sans pouvoir reprendre in extenso la longue description du désir dans L’être et le Néant, nous pouvons néanmoins en exposer brièvement l’idée essentielle : le désir, selon Sartre, poursuit l’impossible possession d’autrui en tant que libre subjectivité via son incarnation à titre de chair. En d’autres termes, dans le désir, le sujet cherche à s’emparer de la liberté d’autrui et, dans ce but, adopte vis-à-vis de son propre corps comme du corps d’autrui une attitude spécifique. En effet, le sujet ne se rapporte plus à son corps comme à un ensemble d’organes : sa main n’est plus là pour prendre, sa bouche pour boire ; mais dans le désir, la conscience s’abandonne à son propre corps, se trouble, s’enlise, bref se fait chair. Toutefois cette attitude est fondamentalement dirigée sur autrui, et le désir recherche avant tout le désir de l’autre. C’est pourquoi, par ses caresses, par sa propre chair, le sujet tente de troubler l’autre en sorte qu’à son tour il s’abandonne et se fasse chair. Ainsi le désir aspire, selon Sartre, à s’emparer d’autrui via ce qu’il dénomme « l’empâtement réciproque des consciences ». Mais un tel projet est d’emblée condamné à l’échec : comme chacun sait, on ne possède que des objets et jamais une liberté.
Si nous confrontons à présent cette description du désir à la conception freudienne de la libido, nous ne pouvons que constater, par-delà une apparente proximité, la distance qui les sépare. Certes, pour Sartre comme pour Freud, la sexualité n’est pas nécessairement génitale, et une caresse ou un simple baiser peut avoir une signification érotique. Elle n’est pas non plus nécessairement assujettie à la forme canonique de la pénétration de la femelle par le mâle. Mais ici apparaissent déjà certaines divergences. Alors que, pour Freud, l’hétérosexualité génitale constitue la forme achevée et normale du désir, c’est là pour Sartre « une modalité parfaitement contingente de notre vie sexuelle » [24][24] L’être et le Néant, p. 447.. Car le désir n’attend d’autrui que de pouvoir, quel que soit son sexe, susciter et rencontrer son désir. En ce sens, mais pour des raisons différentes de la psychanalyse, force est d’admettre la possibilité d’une sexualité infantile. Le désir charnel n’est pas une question de conformation physiologique mais de maturité psychologique.
En outre, la conception sartrienne du désir nous permet de mettre en question l’extension que la psychanalyse confère à la sexualité. Ainsi l’affirmation du caractère sexuel de la succion du sein maternel, de la défécation ou de la rétention des matières fécales – quand bien même on tiendrait la bouche ou l’anus pour des zones érogènes – n’est rien moins que satisfaisante. Car on méconnaît alors la dimension fondamentalement intersubjective du désir charnel. Tout plaisir, serions-nous tenté de rappeler, n’est pas nécessairement de nature érotique. Dans le même esprit, il faudrait s’interroger sur les concepts de libido narcissique et d’auto-érotisme originaire. Comment le désir charnel peut-il bien prendre pour objet le moi lui-même ? En outre, il semble que le sens même de la conduite auto-érotique exclue la possibilité d’un auto-érotisme originaire : une telle conduite n’est-elle pas, tout au contraire, hantée par la présence d’autrui quand bien même ce serait sur le mode de son absence ? De même, nous pourrions évoquer la critique sartrienne du caractère sexuel des significations symboliques chez Freud. Alors que, selon certains psychanalystes, le goût des enfants pour les trous pourrait s’expliquer à partir de la sexualité anale [25][25] Ibid., p. 674., pour Sartre le trou possède une signification avant tout ontologique, et il revient à la psychanalyse existentielle d’éclaircir le mode d’être dont le trou est le symbole.
Enfin, Sartre confère au désir une finalité qui est totalement étrangère à Freud. Car ce n’est pas le plaisir, compris par Freud comme une diminution de la tension, que recherche le désir mais, comme nous l’avons vu, l’impossible possession d’autrui. Il faut alors insister sur cette dimension d’échec qui est au cœur du désir et, plus généralement, de la transcendance humaine. C’est elle, en effet, qui nous permet de comprendre non seulement la déception qui accompagne la « satisfaction » du désir charnel – « ce n’était au fond que cela » – mais également certaines conduites apparemment étranges et pourtant si communes : n’est-ce pas l’échec du désir qui est à l’origine de sa fuite dans l’imaginaire comme de son étonnante polymorphie : à trois, devant une glace, dans un ascenseur, etc. ? Et nous ne disons rien des actes criminels auxquels il peut conduire dans certaines circonstances. Sans doute les perversions supposent-elles d’autres motivations mais elles seraient difficilement compréhensibles si le désir trouvait son plein accomplissement dans l’étreinte charnelle.
CONCLUSION
Si nous confrontons cette critique de la psychanalyse avec celles d’auteurs qui partagent la même formation phénoménologique, Sartre apparaît nettement plus proche de M. Merleau-Ponty [26][26] M. Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité », conférence... que de P. Ricœur. Merleau-Ponty, comme Sartre, salue dans le freudisme la conviction que « les faits psychiques ont un sens » de telle sorte qu’une conduite « ne peut être le résultat de quelque mécanisme corporel ». De même, Merleau-Ponty n’accepte pas plus que Sartre l’inconscient freudien qu’il qualifie de « notion-Protée ». Dans une formule qui rappelle naturellement le concept sartrien de mauvaise foi, Merleau-Ponty propose de définir l’inconscient comme « un savoir non reconnu, informulé, que nous ne voulons pas assumer ». On peut même être tenté de retrouver chez Merleau-Ponty cette bienveillance ambiguë qui tend à gommer du freudisme sa « crampe mécaniste », et à s’approprier des thèses dont Sartre pourrait parfois plus facilement se reconnaître l’auteur que Freud. Ainsi, nous dit Merleau-Ponty, Freud présenterait les conduites sphinctériennes de l’enfant comme « un premier choix » par l’enfant « de ses rapports de générosité ou d’avarice avec autrui ».
En revanche, dès la Philosophie de la volonté, P. Ricœur éprouve la nécessité de faire droit à cette figure de l’involontaire absolu que constitue à ses yeux, avec le caractère et la vie, l’inconscient au sens de Freud. Quelques années plus tard, dans De l’interprétation, il approfondit cette conception dans la perspective d’une archéologie du sujet. De ce point de vue, nous dit Ricœur répondant à Lacan, « l’inconscient n’est pas foncièrement langage, mais seulement poussée vers le langage » [27][27] P. Ricœur, De l’interprétation, Paris, Le Seuil, 1995,.... Sartre, pour sa part, ne peut accepter une telle conception du sujet. Non qu’il ne veuille penser sa passivité (l’involontaire) et rejette toute démarche archéologique [28][28] Sartre reprend même ce concept d’archéologie du sujet..., mais Sartre demeure fidèle à l’intuition ontologique et antinaturaliste du mode d’être de la conscience exposée dans L’être et le Néant, et qui est au principe de sa conception de la liberté.
Ainsi Sartre refuse d’introduire au sein de l’existence quoi que ce soit qui partage le mode d’être de l’en-soi et qui permette d’assimiler la réalité humaine à une chose. La chose subsiste, l’homme existe. C’est fort d’une telle conviction que Sartre pense pouvoir être le véritable fondateur d’une psychanalyse existentielle – « cette psychanalyse n’a pas encore trouvé son Freud », écrit-il avec une modestie toute relative – dont Freud ne serait finalement que le précurseur.
Notes
Le livre de B. Cannon échappe sans aucun doute à cette caricature. B. Cannon, Sartre et la psychanalyse, Paris, PUF, 1993.
« Sartre par Sartre », entretiens dans Le Nouvel Observateur du 26 janvier 1970, repris in Situations IX, Paris, Gallimard, 1972, p. 105.
J. Simont, Jean-Paul Sartre, un demi-siècle de liberté, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 177.
Catherine Clément, « Contre, tout contre la psychanalyse », in Magazine littéraire,no 282, novembre 1990, p. 55.
Marthe Robert, La Révolution psychanalytique, La vie et l’œuvre de Freud, Paris, Payot, 1964.
J.-P. Sartre, La transcendance de l’Ego, Paris, Vrin, 1988, p. 50 ; L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1986, p. 284.
J.-P. Sartre, Le scénario Freud, Paris, Gallimard, 1984.
J.-P. Sartre, Situations IX, « Sartre par Sartre », p. 103.
Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1975, p. 34.
J.-P. Sartre, L’être et le Néant, Paris, Gallimard, 1987, p. 629 et sq.
J.-P. Sartre, « L’anthropologie », entretien avec les Cahiers de philosophie de 1966, in Situations IX, p. 97.
E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, Paris, PUF, 1989, p. 20.
J.-P. Sartre, La transcendance de l’Ego, Paris, Vrin, 1988, p. 44 ; J.-M. Mouillie, Sartre, conscience, ego et psychè, « La critique de l’inconscient psychologique », Paris, PUF, 2000, p. 95 et sq. ; V. de Coorebyter, Sartre, face à la phénoménologie, Bruxelles, Ousia, 2000, p. 385 et sq.
E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, p. 47.
L’être et le Néant, p. 125-126.
Sartre écrit à ce propos, au nom d’une approche dialectique de la vie affective selon laquelle chaque configuration est conditionnée par la précédente qu’elle intègre et dépasse en même temps : « Un sentiment ou une passion entre deux personnes est sans doute fortement conditionné par leur relation à un “objet primitif” ; on peut retrouver cet objet et s’en servir pour expliquer la relation nouvelle. Mais cette relation elle-même reste irréductible » (Situations IX, « Sartre par Sartre », p. 108).
M. Boss, Psychoanalyse und Daseinsanalytik, München, Kindler Verlag, 1980, p. 23.
J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t. 1, Paris, Gallimard, 1960, p. 161-163.
Situations IX, « Sartre par Sartre », p. 108 et 111.
L’être et le Néant, p. 630-631.
Ibid., p. 89.
La formule « les fous sont des menteurs » date de 1967 et se trouve rapportée par M. Contat et M. Rybalka, in Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 70 ; L’être et le Néant, p. 90.
Cf. l’étonnante mauvaise foi de l’interprétation que Flaubert donne lui-même de sa crise de Pont-l’Évêque, J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, t. II, Paris, Gallimard, 1971, p. 1841 et sq.
L’être et le Néant, p. 447.
Ibid., p. 674.
M. Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité », conférence de 1951, in Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 287-292 ; P. Rodrigo, « Merleau-Ponty et la psychanalyse », in Chiasmi international, Vrin - Mimesis - University of Memphis, IV, 2002, p. 27-47.
P. Ricœur, De l’interprétation, Paris, Le Seuil, 1995, p. 475.
Sartre reprend même ce concept d’archéologie du sujet et dénonce la « géologie » foucaldienne. Cf. l’entretien avec B. Pingaud, in L’Arc, 1966, no 30, p. 87 et 91.
Jean-Pierre Rumen
Vit à Bastelicaccia
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Professeur de philosophie au lycée Janson-de-Sailly et en classe préparatoire aux grandes écoles.
Ses travaux portent d’une manière générale sur la phénoménologie.
Après avoir publié différents petits livres sur Sartre, L’Imaginaire et La Conscience, et coordonné une Introduction à la phénoménologie (Ellipses), il s’apprête à publier cette année un ouvrage sur l’ontologie et la psychologie sartriennes, L’être et la conscience (Ousia).