MEDIA CORSICA
De ce que pourrait être un propos de comptoir
On m’offre à nouveau la possibilité de publier une opinion sur Media Corsica. Mille mercis à Pierre-Paul Battesti. Que dire ? Nous avons bien des choses à dire, et à nous dire. Cela me fait penser à l’injonction de Nietzsche, disant que le philosophe (et nous le sommes tous, en puissance au moins) cherche à « transposer chaque fois son état dans la forme lointaine la plus spirituelle ». Pour répondre à cette offre et à cette injonction, je peux raconter ceci (raconter, car à la fin des fins, tout ce que l’on cherche à exprimer pourrait prendre le visage familier d’une histoire…) :
Il y a une scène dans Rio Bravo de Howard Hawks où John Wayne aide son ami alcoolique joué par Dean Martin à récupérer son statut de sheriff et sa dignité d’homme. La séquence dure 5 minutes et on peut la voir sur Youtube (je mets le lien en fin de propos ; il est bon de copier l’adresse de la vidéo sur le site « Viewpure », qui enlève toutes les publicités).
Donc, Dean Martin entre dans le saloon à la recherche d’un fugitif blessé et dangereux, saloon où se trouvent le patron derrière son comptoir et sept cow-boys attablés. Tout le monde est armé, bien sûr. John Wayne, lui, entre par la porte du fond et signale sa présence en claquant violemment cette porte : chacun peut alors voir que lui aussi est armé, et qu’il porte son fusil à deux mains, prêt à s’en servir. Il avance, s’arrête, regarde les cow-boys attablés, et il ne dit rien. C’est alors qu’il regarde Dean Martin à l’autre bout de la pièce et qu’il laisse son ami relever le défi qui l’attend. Il s’agit pour Dean Martin d’affronter ces hommes, qu’il connaît tous très bien et qui le connaissent tous très bien puisque cela fait un moment qu’il se moquent de lui, de son ivrognerie et qu’ils le considèrent comme une épave inoffensive et ridicule. On comprend cela très vite rien qu’en regardant le contraste entre l’arme et l’étoile que porte Dean Martin et sa veste sale et mal fagotée ou sa parole et son regard, mal assurés.
Que se passe-t-il alors ? Rien. Tout se passe à merveille : les cow-boys lui obéissent, posent leurs armes à terre et lèvent leurs bottes (le fugitif a été blessé au pied et saigne abondamment). Dean Martin commence à reprendre confiance, mais comme aucun cow-boy n’est le fugitif, il se sent soudainement désemparé… alors il regarde John Wayne, et dans ce regard il y a une montagne de choses et de sentiments.
C’est ce regard – et cet échange de regards – que je trouve sublimes.
Ils ne se disent rien. On sait, on sent, que John Wayne ne veut ni ne peut faire plus qu’être une présence discrètement menaçante. Et c’est à ce moment précis qu’un des cow-boys humilie Dean Martin devant tout le monde en lançant une pièce pour qu’il aille se payer un verre. Et cette pièce est lancée dans le crachoir, au pied du comptoir, et les autres rient. Ce moment d’humiliation et l’absence de réaction de John Wayne sont terribles et en même temps – paradoxe vital – ils sont à la fois la condition absolue pour que Dean Martin redevienne un homme debout (au moment où il risque de chuter) et le signe très émouvant de la force d’âme et de l’amitié vraie de John Wayne.
Je ne raconte pas la suite (vous l’avez peut-être en tête, et si non, voyez et revoyez-la), si ce n’est que la situation va changer lorsque Dean Martin s’approchant du comptoir… va y remarquer un grand verre de bière rempli de sang. Puisque l’être humain est le seul à avoir cette sale et sublime manie (folie vitale) de s’offrir des spectacles du monde et de lui-même, il me plaît de regarder à nouveau cette séquence de cinéma tirée de Rio Bravo et d’en parler avec d’autres que moi, avec des filles et des garçons de quinze ans, des amis de quarante ans passés et avec vous. Présence attentive, soutien discret, bienveillance à bonne distance – déhanché léger et léger sourire face aux pas mal assurés d’un ivrogne toujours beau – fantômes cinématographiques de l’amitié – John Wayne et Dean Martin.
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François-Xavier Renucci