MEDIA CORSICA
Guillaume d'AZEMAR de FABREGUES
Entrepreneur, vit à Paris
Ses articles :
Le PDVO a perdu son âme.
Je suis tombé, je ne sais comment, sur cette annonce passée par un
commissaire priseur parisien :
A vendre un Piper L-4 Grasshopper
Sans remonter toute ma vie, j'ai fait mes premières heures sur un Piper J3
dans les Pyrénées, sur leterrain d'Oloron Herrère, je garde un souvenir
impérissable de cet avion jaune qui n'en faisait qu'à sa tête, de ma fierté
lors de mon lâché, de quelques vols durant lesquels je suis incapable de
dire qui du rapace ou de moi-même observait l'autre. J'ai - forcément -
gardé la nostalgie de ces heures, et toujours gardé dans un coin de ma tête l'envie de recommencer à bondir, ou de lancer l'hélice en bois à la main.
L'annonce en ligne est séduisante, qui présente efficacement le Piper L6-Grasshopper en question.
On y trouve un rappel de l'histoire du Piper Cub, imaginé en 1929, volant pour la première fois en
1930. Le besoin de l'US Army de se doter d'un petit avion de reconnaissance, les rebonds de l'avion à l'atterrissage, raison pour laquelle il gagne son surnom de sauterelle. Un paragraphe rassurant, sous le titre Origine et état : Le Piper de la collection est en état de vol, il a été reconditionné par son ancien propriétaire en respectant au maximum sa configuration d'origine… Les visites et contrôles techniques de l'avion sont à jour. Idéal, non ? Une belle photo, insigne des FFI, cocardes US, bandes blanches et noires, peinture kaki. Je demande donc les informations complémentaires disponibles. Le dossier est à tout le moins complet, une cinquantaine de photos détaillent l'avion, une vingtaine de documents sont reproduits.Je regarde les détails. On voit un démarreur, le respect de la configuration d'origine s'arrête au confort de l'utilisateur, manifestement. Sur une photo l'immatriculation. F-PDVO. Un Piper en construction amateur ? Je m'attendais à un F-Bxxx, aurais adoré un F-Axxx, n'aurait pas été surpris qu'au gré d'un changement de propriétaire un F-Gxxx soit apparu. Mais F-PDVO… Parmi les documents, un Condition Report, qui, sous le descriptif initial du Lot 102 - 1943 Piper L-4 Grasshopper, détaille en fait un avion de construction amateur par MM. Poullin et Lacour, numéro de série 3, sous le régime du CRNA.
Là, je me lance dans deux choses. Un rallye information, que sont ces Poullin Lacour, et l'examen détaillé des documents fournis.
Les documents anciens sont clairs, construction amateur, en 1947. Ce n'est pas un Piper L4 de 1943, c'est un Poullin et Lacour PJ54 de 1947. Il y a de la mémoire, l'émotion des premiers vols d'essai, le nom du pilote d'essai, monsieur Redon, les premiers vols par le propriétaire monsieur Fisch, pourtant l'écriture semble la même, et l'encre est bien identique.
Les documents récents sont, malheureusement, clairs aussi. La liste des équipements comprend effectivement le démarreur aperçu sur les photos. On trouve les heures volées au 30/09/15, 4.899. Et 4.892 le 12/04/14. Aïe. L'avion ne vole pas, en fait. Bon, c'est compréhensible pour un avion exposé dans un musée, mais assez incompatible avec un petit vol d'essai avant de partir avec. Et puis la fiche de pesée. Là, c'est la douche froide. Elle est datée de décembre 2012, c'est compatible avec un achat fait en janvier 2012 et un chantier de réfection d'un an. Mais… masse à vide 401 kg, masse max 550 kg, ça ne laisse pas grand place pour un passager et du carburant, d'ailleurs "l'exemple de chargement" imagine un pilote de 70 kg, 10 % plus maigre que les 77 kg "réglementaires" que je dépasse assez largement, un passager bien jeune ou bien maigre de 50 kg, un demi plein, une documentation ascétique. Adieu les balades en couples dans les vallées de Bourgogne, c'est à peine un monoplace, et encore… sans pouvoir faire le plein. Là, je trouve dommage de ne pas avoir profité du régime CRNA pour définir une masse maximale au décollage supérieure.
Et je me lance dans un rallye paper, qui sont Messieurs Poullin et Lacour, que sont ces PJ5A ? On trouve tout, plus de questions que de réponses, d'ailleurs. Manifestement attributaires d'un stock de pièces détachées abandonné par l'US Army, MM. Poullin et Lacour ont construit, pour répondre à des besoins spécifiques qui reste à identifier, cinq PJ5-A en CRNA et un PJ5-B en CDN.
Je retrouve, sur le registre des immatriculations, l'historique des propriétaires. Domicilié rue d'Astorg, René Fisch, propriétaire de 1948 à 1956, sans doute l'auteur de Souvenirs d'un aviateur de la guerre de 1914, Centralien et industriel, décédé en 1990. Fils d’un grand industriel et d’une mère d’une forte personnalité (ah, les femmes de cette époque), il a pris le premier brevet sur la ceinture de sécurité en automobile, et laissé son nom à un tournoi du Golf de la Commanderie.
René Fisch a laissé une trace dans l’histoire de l’aviation, il a maîtrisé la vrille. Ses souvenirs sont pleins d’une aviation oubliée, ses débuts comme mécanicien, les six épreuves à passer pour être breveté pilote militaire, le non-événement qu’était une panne moteur. La façon dont il a identifié un moyen potentiel de sortir de la vrille, comment il fait son essai, la tête dans la carlingue. Son premier vol au front. Ce n’est plus la décoration de l’avion qui lui donne une charge émotionnelle, c’est d’être passé entre les mains de cet homme.
Je relis les premières pages du carnet de vol, en 1948 il vole vraiment, cinq vols en janvier, et 8 heures 20 minutes, trois vols les 5-7-8 février, déjà 5 heures. L’avion vivait, volait plus en un mois qu’il n’a volé au cours de la dernière année. Au fond, je retrouve la confiance que j’avais perdue. René Fisch, industriel, ancien mécanicien avion, vrai pilote… savait ce qu’il faisait. Au fond, s’il a mis sa patte… ce n’est pas un Piper… mais est-ce que les Besoins Spécifiques, au fond, ne sont pas les demandes particulières de quelqu’un qui s’y connaissait vraiment ? Drôle d’idée d’avoir bariolé cet avion de couleurs qu’il n’a jamais portées. Pourquoi ne pas lui avoir remis sa livrée d’origine, je l’imagine jaune, celle dans laquelle il a volé piloté par un grand monsieur.
Après René Fisch ? Trois aéroclubs prennent la suite, puis trois privés, un aéroclub, un privé, et le propriétaire actuel. L'avion a connu la Bretagne, le Nord-Est, la Savoie. J'aime l'imaginer faisant du vol montagne, se posant dans les cols, peut-être sur les pentes enneigées.
Je cherche les autre avions de MM. Poullin et Lacour. Le PJ5-B, vingt ans dans un premier aéroclub, dix ans dans le suivant, puis l'amicale JB Salis, et les Avions Anciens d'Alençon, une vie de formation, une vie de démonstrations. Sur les PJ5-A, j'en trouve quatre, SN 1-3-4-5. Le 5 a été détruit en 1951. Rien dans leur histoire ne permet d'identifier ce que sont ces besoins spécifiques que l'histoire à identifiés. Je comprends bien que ces avions, fabriqués au moyen de pièces Piper, ont l'odeur du Piper, la couleur du Piper… mais ce ne sont pas plus des Piper qu'une voiture fabriquée au moyen de pièces détachées Ferrari n'est une Ferrari… celui-là, à tout le moins, a été mis au point pour un passionné.
Je n'ai pas envie de laisser tomber, pas totalement. A tout le moins, l'avion est beau, il a une charge émotionnelle. Je fais donc une offre opportuniste, bien en deçà de l’estimation du Commissaire-Priseur, je ne veux pas non plus payer, frais compris, un CRNA aux capacités limitées et en conditions incertaine plus cher qu’un Piper L-4 d’origine en bon état de vol… et en CDN. Je ne suis plus en train de chercher à m’acheter à moindre coût un jouet d’égoïste, mais de voir si je peux préserver l’âme d’un avion passé entre les mains d’un grand de l’aviation. Si le hasard des enchères me l’attribue, je lui enlèverais sa décoration un peu kitsch, il retrouvera le jaune Piper.
Voilà le jour des enchères. Je me sais battu, avec plaisir, par l’offre d’amis qui font voler ces vieux avions au quotidien, je souhaite au PDVO de rejoindre cette mini escadrille. Sur la fiche de présentation, toujours cette phrase Le Piper de la collection est en état de vol, il a été reconditionné par son ancien propriétaire en respectant au maximum sa configuration d'origine… Les visites et contrôles techniques de l'avion sont à jour, je la lis… différemment. Sur la page d’enchères en ligne, un message en boucle précise qu’il s’agit d’une reconstruction amateur par Poullin et Lacour type PJA et non d’un piper original. Au moins nos échanges ont servi à quelque chose.
Le PDVO est parti à 40.000 €, 50.000 quand on ajoute les frais et taxes. Quelqu’un a payé plus cher pour une copie en condition incertaine que pour le plus cher des originaux en bon état de vol actuellement en vente.
Là, je me souviens. Je me souviens que dans une vie antérieure, j’ai vendu des aiguilles pour gramophone. 20 FRF l’aiguille, 15 FRF la boite de 100. C’était à l’époque où un 33 tours se vendait 35 FRF, et ce n’est pas une erreur. On avait essayé de vendre l’aiguille 1 FRF, les gens n’achetaient pas, pensant qu’il s’agissait de contrefaçons. A partir de 10 FRF, ils achetaient, à 20 FRF aussi, là en maugréant un peu, et repartaient en tenant leurs deux (voir trois) aiguilles comme un trésor. Les brocanteurs des puces, eux, négociaient le prix de trois boites (dois-je préciser qu’un gramophone se vendait plus facilement avec quelques aiguilles neuves ?). Le prix dépend du marché, ou plutôt c’est le marché qui fixe le prix du produit, et l’(absence d’)information le biaise.
Nous aurons essayé, sans succès, de sauver l’âme du PDVO. Il est définitivement le trophée d’un collectionneur, sans traces de son premier propriétaire, qui a maitrisé la vrille.