MEDIA CORSICA
Ange-Mathieu Mezzadri
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Du mythe comme ciment social
Plongeant dans L’âme française, le dernier ouvrage de Denis Tillinac avec lequel j’eus, en outre, l’intense plaisir d’échanger récemment par deux fois et liant son texte à l’essai de Roger-Pol Droit intitulé Qu’est-ce qui nous unit ?, j’ai revisité quelques interrogations que d’aucuns jugent à tort revoulues et qui se déploient au cœur de la question corse. Denis Tillinac, pour sa part, évoque ou invoque l’honneur perdu de la France comme nous pouvons convoquer celui de notre ile.
Y a-t-il ainsi dans tout discours sur l’origine ou l’appartenance un certain degré de menterie ? Je ne suis pas gaulois, mais corse et descendant de romain. Je ne me reconnais comme ancêtres mythiques que cette guerrière tribu du Latium qui planta ses emblèmes et ses aigles impériaux sur toutes les rives de la Méditerranée, et dans le Temple même de Jérusalem. Et pourtant, nostalgique d’un héritage que je crois encore possible en commun, j’ai accepté pour partie le legs amoureux d’ascendants qui ne sont pas les miens ; notamment la sublime langue française. Oui, l’origine revoit au mythe, aux légendes familiales ou nationales. Selon Ernest Renan, « La légende ne naît pas toute seule; on l'aide à naître. Ces points d'appui d'une légende sont souvent d'une rare ténuité. C'est l'imagination populaire qui fait la boule de neige ». On peut, au décours d’une lecture superficielle, approuver cette vision. Mais, une fois cela dit, on n’a rien dit ! Car n’est-ce pas nier toute la force du mythe ? Le terme doit en effet se comprendre comme désignant non une fable peu crédible mais le langage de l'origine. A l’imitation des religions universalistes, les nations non constituées sur le mode du lignage ou de la similitude physique, ont besoin de mythologies puissantes pour maintenir leur cohésion interne et l’adhésion de leurs membres. A l'image des légendes et des contes, tant les religions institutionnalisées que les appartenances nationales peuvent sans déchéance aucune s'analyser comme des productions fécondes de l'inépuisable imagination créatrice des hommes. Je ne parle là que des communautés authentiques, héritières d'un passé et aspirant à un avenir : celles qui s’écrivent et font l'histoire ; pas des conglomérats disparates évoluant au gré des modes futiles
Les représentations cultuelles, culturelles, ou nationales, fatalement participent d’un imaginaire social au plan collectif, et psychologique au plan individuel. Sauf à professer une foi de charbonnier ou à adapter une mauvaise foi à toute épreuve, qui peut douter du bien-fondé de ce constat ? Ce constat d’ailleurs n’obère en rien la nécessité d’une mystique fondatrice transcendante pour les nations comme pour les religions. Mais, en clair : même si la base d’un mythe, son point d’appui, sa clef de voute, s’avèrent d’une rare ténuité et scientifiquement discutables ; les effets nonobstant de ce mythe, autant que celui-ci est considéré comme vrai, sont, des points de vue social et individuel, incontournables car concrets. La question est : pourquoi tel peuple, telle coterie religieuse, ont-ils adopté telle mythologie - telle confession - plutôt que telle autre ? D’aucuns critiquent voire récusent la notion d'inconscient collectif mais il reste cependant évident que chaque peuple élabore une idée propre sur lui-même. Rien de plus révélateur que le nom qu'un peuple s'attribue. Qu'on le veuille ou non, tous les peuples, les grands comme les plus modestes, le nôtre à l’égal des autres : tous ont besoin de mythes et d'épopées, symboles d’une cosmogonie, subtils vecteurs d'idéologies et outils de communion et de dépassement permanent.
L’appartenance, par définition, renvoie à l’équation unissant l’individuel au collectif. Au sein de ce lien, l'individu existe-t-il d'abord en soi avant de dépendre de tel ou tel ensemble ? Répondre sans bémol par l’affirmative c’est se soumettre à la grossière évolution individualiste des sociétés dites modernes et s’en griser ; c’est céder aussi au diktat vouant les identités patentes - dont la nôtre ! - à la dissolution; c’est également une lecture un peu réductrice du postulant selon lequel les hommes naissent libres et égaux en droit ; la liberté étant alors appréhendée comme la faculté de renier à l’envie le berceau d’origine. Ce bancal escamotage de sens s’opère à profusion sous la férule de cette vulgate née de Mai 68 élisant tout fait minoritaire au rang de beauté indéniable. Appartenir à une minorité confère-t-il des vertus morales ? Non, pas plus de qualités que de tares, pas plus de défauts que de mérites. C’est un fait, pas une essence ; un point, c’est tout. Et quid en conséquence d’un peuple en diaspora comme le nôtre, majoritaire encore dans son foyer national, notre île, mais extrêmement minoritaire partout ailleurs y compris, principalement, en France ? Que devons-nous donc faire : nous refermer par protection ou nous ouvrir au risque de disparaitre ? A chacun de répondre en conscience. Notre dilemme s’apparente en l’occurrence à celui de tout peuple en diaspora - notamment à celui des Juifs, pour faire retour ici sur Mémoires juives de Corse du bastiais Didier Long - ; ce qui participe d’une analogie de comportements entre nations se sentant menacées.
Certains, influencés par une philosophie politique d’inspiration faussement nord-américaine, envisagent la possibilité d’une discrimination positive en faveur des groupes minoritaires ; qu’il s’agisse d’entités religieuses ou ethniques. Quant à vouloir dissocier citoyenneté et nationalité : c’est partout et toujours porter atteinte à la pierre d’angle de l’édifice constitutif la nation. Au sein d’un assemblage communautariste, rien ne fait société authentique. Le colloque singulier se noie dans l’entrechoc des aspirations contradictoires; et pas besoin pour cela de différence de type physique ; ce que la stupidité hélas ambiante qualifie de différence raciale. La guerre de Bosnie des années Quatre-vingt-dix demeure à ce propos un exemple parfaitement édifiant ! Les arrangements transitoires s'avèrent rarement plus fiables que les contrats entre personnes. Les rapports entre groupes ne résistent guère d'avantage aux divergences d'intérêts qu'ils incarnent. Emportés par le mouvement brownien de leurs aspirations, les clans en arrivent immanquablement à s'affronter. Une pitoyable actualité l’a tragiquement illustré pour notre île. Au-delà, l'histoire inlassablement démontre que les juxtapositions de communautés structurées débouchent peu souvent sur la paix. Le communautarisme affirmé, revendiqué, abouti, exclue que le pays où il sévit soit une nation. Chacun voit où cela mène dans maintes contrées. Pourtant, cette illusion d’un factice avenir radieux toutes portes ouvertes perdure à qui mieux mieux, du moins médiatiquement. Ce tambourinage niais dure depuis les années Soixante-dix, date à partir de laquelle s'épanouit sans retenue un jeu brouillé où la duplicité triomphe, au détriment toujours de la collectivité nationale ; que celle-ci soit bien établie et jacobine ou encore balbutiante. Du reste, qu'est-ce qu'un état sans une conviction forte d'appartenance collective sinon un monstre de plus en plus froid, frigide à donner la nausée ? Qu’est-ce qu’une nation sans mystique, sinon un spectre mort-vivant et un piteux lieu de villégiature pour éternels touristes impudents ? Voulons-nous vraiment de cela ?
J’en reviens donc au postulat de départ : les éléments d'une entité géographique ont besoin, pour vivre en harmonie, d'une référence commune, d'une mythologie partagée, d'une généalogie acceptée, fussent-elles fictives. Les grandes religions dites improprement du Livre l'ont admirablement compris. Juifs et Chrétiens descendent d'Isaac, les Musulmans, d'Ismaël, et toute cette disparate smala, du bien-nommé Abraham. C'est absolument faux du point de vue génétique, mais efficient sur le plan social en permettant à des gens d'origines totalement discordantes de se croire frères et surtout, surtout, de se comporter comme tels. N’y a-t-il pas quelque chose à méditer ? C’est sans doute cette capacité reconnue d’agir ensemble que l’on baptise « avoir une âme », qu’il s’agisse de la France, de la Corse… ou du vaste monde.
Denis Tillinac. L’âme française. Editions Albin Michel, Paris, mai 2016, 246 pages
Roger-Pol Droit. Qu’est-ce qui nous unit ? Editions Plon, Paris, août 2015, 162 pages
Didier Long. Mémoires juives de Corse. Lemieux éditeur, Paris, 2016 ; 209 pages